Introduction

Situation du passage : Importance du prologue dans la littérature médiévale : moment privilégié où l’auteur peut parler en son nom et présenter son ouvrage. Texte autonome codifié, souvent seule source d’informations sur l’auteur et les circonstances de la narration. Clairement séparé du récit qu’il introduit, il appartient au temps de l’écriture. Ici, nette rupture au vers 30 où l’on rejoint l’univers de la fiction, la cour du roi Arthur.

Lecture du texte :

Version originale :

Puis que ma dame de Champaigne
Vialt que romans a feire ampraigne,
Je l’amprendrai molt volentiers
Comme cil qui est suens antiers
De quanqu’il puet el monde feire

Sanz rien de losange avant treire.
Mes tex s’an poïst antremettre
Qui u volsist losenge mettre,
Si deïst, et jel termoignasse,
Que ce est la dame qui passe
Totes celes qui sont vivanz,
Si con les funs passe li vanz
Qui vante en mai ou en avril.
Par foi, je ne sui mie cil
Qui vuelle losangier sa dame ;
Dira je : tant come une jame
Vaut de pelles et de sardines,
Vaut la comtesse de reïnes ?
Naie, je n’en dirai [ja] rien,
S’est il voirs maleoit gré mien,
Mes tant dirai ge que mialz oevre
Ses comandemanz an cest oevre
Que sans ne painne qui g’i mete.
Des Chevalier de la charrete
Comance Crestiens son livre,
Matiere et san li done et livre
La comtesse et il s’antremet
De panser, que gueres n’i met
Fors sa painne et s’antancion.

 

Traduction de Charles Méla (Le Livre de Poche, Lettres gothiques):

Puisque ma dame de Champagne
veut que j’entreprenne de faire un roman,
je l’entreprendrai très volontiers,
en homme qui est entièrement à elle
pour tout ce qu’il peut en ce monde faire,
sans avancer la moindre flatterie.
Tel autre s’y emploierait
avec le désir d’y mettre un propos flatteur,
il dirait, et je m’en porterai témoin,
que c’est la dame qui surpasse
toutes celles qui sont en vie,
comme surpasse tout parfum la brise
qui vente en mai ou en avril.
En vérité, je ne suis pas homme
à vouloir flatter sa dame.
Irai-je dire : Autant qu’une seule gemme
peut valoir de perles et de sardoines,
autant vaut la comtesse de reines?
Certes non, je ne dirai rien de tel,
même si c’est vrai, que je le veuille ou non,
mais je dirai qu’en cette oeuvre
son commandement fait son oeuvre
bien mieux que ma sagesse ou mon travail.
Du Chevalier de la Charrette
Chrétien commence son livre :
la matière et le sens lui sont donnés
par la comtesse, et lui, il y consacre
sa pensée, sans rien ajouter d’autre
que son travail et son application.

Caractérisation du texte : Pré-texte indépendant, le prologue de Chrétien contient des éléments attendus, comme la dédicace à la comtesse Marie de Champagne et les remarques sur le travail du narrateur. Mais cette soumission aux règles de l’exorde n’est qu’apparente, tout comme n’est qu’apparente la soumission de l’auteur à sa dédicataire.

Structure du texte :

  • v. 1 à 6 : Une œuvre de commande.
  • v.7 à 23 : un éloge sous forme de prétérition
  • v.24 à 29 : une réflexion sur l’art du roman

Problématique : En quoi Chrétien de Troyes, sous couvert d’une apparente soumission, détourne-t-il habilement les fonctions traditionnelles de l’exorde pour mieux exprimer sa liberté créatrice?

Développement

1. Une œuvre de commande : de la dame au romancier (vers 1 à 6)

La dédicace est un motif d’exorde fréquent dans les romans médiévaux. C’est l’expression stéréotypée d’un rite social : le poète courtisan rend hommage à son mécène en lui dédiant son œuvre.

La « dame de Champagne », la « comtesse » est Marie de Champagne (fille aînée d’Aliénor d’Aquitaine), qui a épousé en 1164 le comte de Champagne Henri Ier le Libéral, grand seigneur du royaume de France et homme d’une grande culture. Sous l’impulsion de la comtesse, la cour de Champagne devient un centre littéraire actif et brillant. Chrétien, qui a assidûment fréquenté cette cour, est tout entier dévoué à sa protectrice (v.4-5).

Marie de Champagne

On apprend en outre que c’est la comtesse qui lui a commandé cet ouvrage ; celui-ci est d’emblée désigné comme un « roman » et Chrétien fait passer le style de la fiction dans le temps de l’écriture. En effet, il se plie au désir de la dame, tel un chevalier : polyptote « ampraigne » (entreprenne), « amprendrai » (entreprendrai), répétition qui exprime l’obéissance immédiate au souhait de la comtesse + adverbe « molt volentiers » (très volontiers) qui renforce la courtoisie du romancier.

Annonce voilée du sujet : Traditionnellement, l’exorde annonce le sujet de l’œuvre avec clarté, d’une manière presque publicitaire. Rien de tel ici. Le prologue n’évoque ni le héros, ni la Bretagne du roi Arthur, mais la comtesse Marie de Champagne : la relation du poète à son mécène occupe en apparence toute la place.

Toutefois, le thème de l’allégeance de l’écrivain à Marie de Champagne semble préfigurer celui de l’allégeance du chevalier Lancelot à la reine Guenièvre. La proclamation de fidélité de Chrétien à la comtesse ne serait ainsi qu’une présentation déguisée de la matière du roman. L’auteur décrit en effet ses rapports avec Marie de Champagne sur le modèle courtois : il est au service de sa « dame » (v.1, terme que l’on retrouvera au vers 15) par son écriture comme Lancelot sera au service de Guenièvre par son amour.

Le rapprochement semble d’autant plus justifié que le thème du roman proposé par Marie est l’amour courtois, comme on l’apprendra en même temps que la révélation du titre au vers 24. La commande la comtesse s’inscrit dans le contexte des grands débats littéraires et philosophiques sur la nature de l’amour qui avaient lieu à la cour de Champagne. Il est donc possible de lire, derrière les déclarations adressées à Marie de Champagne, un artifice littéraire par lequel Chrétien dévoile le sujet de l’œuvre.

2. Un éloge sous forme de prétérition (v.6 à 23)

Toute dédicace suppose un éloge, or, au vers 6, Chrétien affirme son refus de la flatterie : « En vérité, je ne suis pas homme/ à vouloir flatter sa dame ». Sa dérobade n’est cependant qu’apparente car, de manière détournée et habile, par quelques pirouettes rhétoriques qui témoignent de l’importance de la parole (répétition du verbe dire, « si deïst »/ il dirait ; « dirai-je », « je n’en dirai rien », « tant dirai-ge »), il va bel et bien se livrer à un éloge de la comtesse.

Cet éloge est construit en trois temps : celui que ferait un flatteur excessif, celui qu’il ferait lui-même si l’envie lui en venait, et enfin, le véritable compliment soulignant les qualités littéraires de la comtesse.

On note une gradation des images qui présentent Marie de Champagne comme un être supérieur : elle surpasse d’abord « toutes les autres dames », puis les reines, et enfin l’auteur lui-même. Progression des comparaisons :

  • la comtesse est d’abord comparée à la « brise » printanière (nature),
  • puis à une pierre précieuse (nature et artifice) [sardoine : pierre de couleur rouge-brun]
  • et enfin à l’écrivain lui-même, à qui elle a commandé l’œuvre (artifice)

Le poète s’achemine ainsi vers un éloge de la création littéraire : la dédicataire est présentée comme l’inspiratrice du roman, comme celle qui en fournit « la matière et le sens » (v.26).

3. Une réflexion sur l’art du roman (v.24 à 29)

L’auteur affirme son identité d’écrivain. Ainsi, à la fin du prologue, le poète courtisan, qui a terminé son discours galant, s’efface au profit de l’auteur. Le « roman » commandé (v.2) devient le « livre » (v.25) écrit par Chrétien, qui en révèle alors le titre (v.24) en même temps que sa propre identité (« Chrétien commence son livre »).

Ainsi, deux figures de l’écrivain se dégagent du prologue : la première est l’image du poète qui raconte une histoire connue, commandée par son mécène et son public ; la seconde est la figure plus novatrice d’un auteur qui, tout en se pliant aux ordres du dédicataire, revendique une liberté d’écriture. Ces deux figures renvoient à la double définition du roman, à la fois « récit rédigé en langue romane » à partir d’un texte-source, et « œuvre de fiction » exigeant création et talent littéraire. En ce sens, l’expression « faire un roman » (v.2) témoigne déjà d’un glissement vers la seconde acception, plus moderne, du mot « roman ».

Importance du lexique pour définir le travail de l’écrivain : « la matière et le sens lui sont donnés par la comtesse, et lui, il y consacre sa pensée, sans rien ajouter d’autre que son travail et son application. »

  • Matière = sujet, thèmes sur lesquels va porter le roman, contenu.
  • Sens = orientation, signification que l’on donne à l’ouvrage.

Marie fournit donc la matière première : elle a probablement rappelé à Chrétien de Troyes la légende orale de l’enlèvement de Guenièvre et lui a demandé d’en faire un roman courtois.

Le poète va alors y appliquer sa « pensée » = réflexion active, éclairée et attentive, capacité de jugement, art d’agencer le récit pour lui donner la forme la plus juste.

Cet exercice exige « travail » (painne) – idée d’effort – et « application » (antancïon), qui a aussi, sous la plume de Chrétien, le sens bien particulier d’interprétation, d’élaboration.

A la lumière de ces définitions, le rôle de l’écrivain se précise : écrire, c’est interpréter le sens du poème. Certes, Chrétien de Troyes laisse à Marie de Champagne la matière et le sens, mais il se réserve l’essentiel du travail en assumant la structure et l’écriture du roman. Ne soyons pas dupes de sa modestie…

Conclusion

Le prologue du Chevalier de la charrette exploite les fonctions traditionnelles de l’exorde (dédicace et présentation de l’œuvre) en les modifiant et en les détournant habilement. Derrière l’éloge adressé au mécène, se lit l’éloge de l’artiste-romancier. La référence à Marie garantit certes les orientations courtoises de l’œuvre, mais Chrétien se réserve un droit à l’invention, à une création neuve et libre : la stratégie qu’il déploie dans les premiers vers du roman en est la preuve incontestable.

Prolongement :

Jeu de masques : étude comparative du prologue et de la fin du roman.

Le lecteur apprendra avec surprise, dans l’épilogue (à partir du vers 7098 jusqu’à la fin), que Chrétien n’aurait pas achevé son roman : un continuateur, Godefroi de Leigni, se serait chargé de terminer la narration avec l’accord du poète, « à partir du moment où Lancelot venait d’être emmuré ». L’apparition de Godefroi intrigue et suscite plusieurs interprétations : est-il un disciple de Chrétien de Troyes, qui lui aurait confié la tâche de clore un ouvrage que lui-même ne savait pas achever ? Le poète a-t-il inventé un personnage fictif, Godefroi de Leigni, pour les besoins de son récit ? Une étude comparative du prologue et de l’épilogue permet débaucher une réponse.

L’ouverture et la clôture du roman posent le problème d’un transfert d’autorité. Dans les premiers vers, Chrétien s’efface derrière la comtesse qui lui a transmis toute la matière de l’œuvre. Dans l’épilogue, il s’efface de nouveau, derrière Godefroi, cette fois, qui a assuré l’achèvement du texte. Pourquoi cette double dérobade ? En fait, les deux personnages sont peut-être des masques, qui permettent à l’auteur de mieux se jouer des contraintes narratives. Nous avons vu comment l’éloge de la comtesse s’achève sur un éloge de la création littéraire, et en quoi la modestie de l’auteur n’est qu’apparente. Marie de Champagne n’est pas la maîtresse de l’œuvre. Si Chrétien s’abrite derrière son autorité, c’est pour mieux garantir sa liberté d’écrivain : il abandonne volontairement à Marie la responsabilité d’une fiction courtoise qu’il ne cautionne pas toujours. De même, il est tentant de voir en Godefroi un double de l’auteur, à qui Chrétien confie une fin peu conforme aux attentes de son mécène et de son public. Le dénouement attribué à Godefroi abandonne en effet le problème de la courtoisie pour se centrer sur la décapitation de Méléagant. Une fois sorti de sa tour, Lancelot n’est plus l’amant courtois enfermé dans sa prison amoureuse, mais le vaillant chevalier déterminé à tuer Méléagant. Et dans cette dernière partie du roman Guenièvre s’efface presque totalement, comme si l’auteur voulait signifier la victoire finale de la chevalerie sur l’amour.

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