Chamoiseau-Chemin-d'écolePatrick Chamoiseau, sur les pas d’Edouard Glissant et aux côtés de Raphaël Confiant ou de Jean Bernabé, est l’un des fondateurs du mouvement de la Créolité qui revendique le métissage culturel et ethnologique propre aux Antilles. L’auteur raconte et réinvente son enfance dans la trilogie Une Enfance créole, ode à la culture martiniquaise, qui retrace la naissance de la vocation d’un écrivain, son amour pour les mots, les mots français qu’il a découverts à l’école et les mots créoles, mots de sa langue maternelle. Dans le deuxième tome, Chemin-d’école, publié en 1994, le « négrillon », personnage héroï-comique à l’énergie communicative, découvre l’école et le pouvoir de l’écriture. L’incipit du roman inscrit d’emblée le deuxième tome dans la continuité du premier en mettant l’accent sur la soif de découvertes du jeune héros qui, après avoir exploré tous les recoins de sa maison, se met à « réclamer à l’école ».

« Mes frères 0, je voudrais vous dire : le négrillon commit l’erreur de réclamer l’école. Il faut dire, à sa décharge, qu’il avait depuis longtemps abandonné son activité de suceur de tété, et que, lancé dans l’infini de sa maison, il en avait pour ainsi dire épuisé les ressources. Cet obscur conquistador prenait goût maintenant aux rebords des fenêtres. De là, il guettait les folies de la rue, suivait de yeux jaloux les autres négrillons en train de se promener sans manman ni papa. Il était premier à l’appel quand il fallait descendre à la boutique en quête d’une salaison manquante pour Man Ninotte, sa manman. On le voyait alors, poitrine gonflée mais l’œil quand même inquiet, traverser la rue en mangouste furtive, risquer un regard audacieux dans les échoppes syriennes, et, sans pièce raison, une fois soustrait au regard de Man Ninotte penchée à la fenêtre, s’immobiliser blip pour contempler la vie. Qui le voyait alors devait considérer une sorte d’oisillon basculé d’une branche basse. Ses yeux écarquillés s’offraient tellement pleins d’innocence inquiète qu’on le croyait frappé d’une idiotie congénitale. De bonnes âmes s’approchant lui disaient : Eh bien mon ababa, qu’est-ce tu fais là ? Où est ta manman, dites donc ?!… Et lui, d’un bond, se transformait en un fil de fumée qu’aucune vitesse n’aurait pu rejoindre. Il zigzaguait entre les passants, voltigeait des paniers de marchandes, donnait de la tête dans de gros bondas qui brimbalaient dans le chemin, pilait le bon orteil de quelque nègre à douleur, et déboulait dans la boutique plus dyspnéique qu’un vieil accordéon.

Et terrifié aussi.

Je demande les Répondeurs, à présent… Revenant de la boutique, il ramenait la salaison comme un voleur, rasait les murs, ne regardait personne, d’autant plus affolé qu’il ne connaissait qu’un unique chemin pour rejoindre sa maison. Il n’avait pas tort ses victimes dolentes espéraient son retour. Telle marchande bousculée, dressée au même endroit, tentait de reconnaître l’isalop qui lui avait ranimé une vieille inflammation. Tel vieux-nègre endimanché, agitant une chaussure neuve au-dessus des passants, exhibait vengeur un orteil tuméfié. Le négrillon n’avait d’autre choix que d’avancer à travers l’attroupement, aussi petit-petitqu’une petite fourmi, plus coulant cool qu’un vent coulis coulé, presque changé en sel à mesure qu’il pénétrait dans la zone en émoi où d’atroces représailles se voyaient annoncées. Par un heureux-bonheur, nul justicier n’établissait un quelconque rapport entre la fumée apocalyptique et le petit nègre livide affligé de tremblades. »

Patrick Chamoiseau, Une enfance créole II, Chemin-d’école, 1994, pages 17-19.

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1. Un narrateur qui se fait conteur

Dès la première phrase l’incipit soulève deux des enjeux fondamentaux du roman de Chamoiseau : la revendication d’une fraternité créole et d’une littérature de l’oralité : « Mes frères Ô, je voudrais vous dire ».
Qui raconte ? Le narrateur n’est pas un personnage de l’histoire mais apparaît comme un témoin privilégié de la vie du négrillon et de la vie créole. Il détient les clés qui permettront au lecteur d’entrer dans cet univers. On trouve la présence de la première et de la deuxième personnes : « je voudrais vous dire » et l’expression d’une fraternité à travers l’apostrophe « frères » et le déterminant possessif « mes ». Les frères, ce sont, certes, les frères créoles, mais on peut également voir dans cette apostrophe, renforcée par le vocatif Ô, l’expression d’une fraternité avec tout lecteur (« mon complice, mon frère »…). Le narrateur capte l’intérêt du lecteur en suscitant sa curiosité : « le négrillon commit l’erreur de réclamer l’école ». Il anticipe ainsi sur deux événements à venir : la revendication du négrillon et la désillusion de l’enfant face à l’école (prolepse). Cf. titres des deux parties du roman : « Envie » et « Survie ». Le lecteur a alors envie de savoir ce qui a conduit le personnage à cette désillusion.

La présence du verbe « dire » (« je voudrais vous dire ») montre l’importance de l’oralité dans l’œuvre de Chamoiseau qui se présente avant tout comme la transmission d’une parole. Le narrateur apparaît en effet comme un conteur (hommage au conte créole). Il fait alors appel aux « répondeurs », dialogue avec son auditoire dans un livre qui devient mémoire écrite des contes transmis à l’oral. Chamoiseau est un « marqueur de paroles » et on trouve des marques de l’oralité dans tout le roman. Ainsi, dans notre extrait, le discours direct est inscrit en italique, le langage peut se faire familier, voire grossier (« suceur de tété », « s’immobiliser blip ! », « ababa », « gros bondas », « isalop »). Les tournures populaires, issues du créole, témoignent de l’intérêt de l’auteur pour le petit peuple martiniquais, tout comme les créolismes ou expressions créoles (« manman », « Man Ninotte », « vieux-nègre », « sans pièce raison », « tremblades »…). On reconnaît le style savoureux de Chamoiseau qui mêle tournures d’anciens français, français moderne et tournures et expressions créoles.

La mention des personnages insiste sur la couleur de la peau, le terme « nègre » se déclinant en polyptote : « négrillon », « négrillons », « quelque nègre à douleur », « vieux-nègre », « petit nègre ».
Les lieux évoqués sont les rues commerçantes de Fort de France dans leur diversité et leur agitation : les commerces (« échoppes syriennes », « marchandes », « boutique », « salaison »), la foule et son agitation (« les folies de la rue », « passants », « attroupement », « émoi »).
Le personnage du négrillon, avec sa vivacité et son énergie, va devenir le guide du lecteur qui va suivre ses péripéties dans ce monde créole, ses coutumes, sa diversité, son langage…

2. Le personnage du négrillon

Le « négrillon » apparaît d’emblée comme le héros puisque le récit est centré sur ses sentiments et ses mésaventures.

L’article défini « le » de la première ligne présente le négrillon comme un personnage déjà connu du lecteur : n’oublions pas que Chemin-d’école est le deuxième volet de la trilogie Une Enfance créole et qu’il s’inscrit donc dans la continuité du premier roman, Antan d’enfance, publié en 1990.
A la valeur temporelle de l’imparfait propre aux récits de souvenirs d’enfance s’ajoute une valeur itérative qui suggère la récurrence de ce type d’aventures dans la vie du négrillon. Une Enfance créole a une dimension autobiographique réelle et le négrillon est, dans une certaine mesure, Chamoiseau enfant. Mais ce passé est reconstruit et réinventé à travers l’écriture et l’on perçoit le regard à la fois amusé et distancié de l’auteur sur l’enfant qu’il était : la troisième personne est ainsi préférée à la première pour évoquer le temps du souvenir et l’humour est omniprésent dans le roman.
Les deux occurrences du pronom « je » désignent l’écrivain adulte et sont associées au présent, temps de l’énonciation : « Je demande les répondeurs, à présent… ». Par ce va et vient entre le passé du souvenir et le présent de l’écriture, l’auteur revient sur les différentes étapes de son enfance et la naissance de sa vocation d’écrivain.
Mais le « négrillon » incarne aussi, d’une certaine façon, tous les enfants créoles de sa génération (« Mes frères »). L’expression « le négrillon » connote la jeunesse de l’enfant, la revendication d’une couleur de peau et d’une identité créole ainsi que le regard amusé du narrateur sur ce personnage dotée d’une énergie communicative et d’une grande soif de découvertes.

La rue est d’abord un spectacle pour l’enfant confiné chez lui : les « rebords des fenêtres » sont des lieux d’observation (« guettait », « suivait de yeux jaloux »). La jalousie qu’il éprouve face à la liberté des autres enfants fait écho au titre de la première partie du roman « Envie ». Cette envie est un moteur pour l’enfant et pour l’action romanesque.
A partir du moment où il sort, le point de vue change : l’enfant n’est plus l’observant mais l’observé (« on le voyait », « regard de Man Ninotte », « Qui le voyait », « considérer »). L’enfant n’est plus spectateur mais acteur des « folies de la rue ». il devient véritablement un personnage, personnage romanesque débordant d’énergie : « premier à l’appel », il se transforme alors en explorateur (il est alors comparé à un « conquistador ») et entraîne le lecteur dans son sillage et les rues de Fort-de-France recrées pour l’occasion : l’isotopie de la vitesse, associée aux propositions juxtaposées et à la comparaison avec un « fil de fumée » transforme l’enfant en véritable feu follet, effet renforcé par l’énumération de verbes d’action : « se transformait », « zigzaguait », « voltigeait », « donnait de la tête », « pilait », « déboulait ». Lorsqu’il cesse de s’agiter, c’est pour observer ce qui l’entoure : « l’œil quand même inquiet », « risquer un regard audacieux », « contempler la vie », « ses yeux écarquillés ». Mais ces découvertes ne sont pas sans dangers et l’on pense alors au titre de la deuxième partie : « Survie »…

Le négrillon est un personnage héroï-comique. Ses mésaventures sont en effet une parodie d’épopée. De nombreuses images et hyperboles caractérisent l’enfant ou ses « exploits » : « ses victimes dolentes », « exhibait vengeur », « attroupement », « zone en émoi », « atroces représailles », « justicier », « fumée apocalyptique ». L’ironie naît du contraste entre la banalité réelle de ses « aventures » et le registre épique utilisé pour les raconter : le négrillon déclenche des « catastrophes » tout au long de son parcours aller et a peur des représailles sur le chemin du retour où il rencontre les mêmes personnages (la marchande bousculée, le « vieux-nègre » au pied écrasé…). Les sentiments de l’enfant sont exacerbés à cause de son innocence et de son ignorance du monde qui rendent ses réactions disproportionnées et provoquent le sourire du lecteur. De nombreuses comparaisons ou métaphores comiques l’assimilent à un animal doté de caractéristiques particulières : « mangouste furtive » suggère la méfiance et l’audace, « une sorte d’oisillon basculé d’une branche basse » l’innocence et la vulnérabilité, « une petite fourmi » la petitesse et l’insignifiance. Il peut être également assimilé à un élément naturel – « un fil de fumée » (rapidité), « un vent coulis » (légèreté et invisibilité), « presque changé en sel » (immobilité, pétrification) –, à un adulte, qu’il soit conquérant (« cet obscur conquistador ») ou hors-la-loi (« comme un voleur »), ou bien encore à un objet, comme c’est le cas dans l’expression « plus dyspnéique qu’un vieil accordéon » suggérant l’essoufflement de l’explorateur affolé. A l’humour s’associe donc la poésie des images et des sons : ainsi, souhaitant se rendre invisible, l’enfant est comparé à « un vent coulis », courant d’air rendu perceptible grâce au polyptote, aux allitérations en [l] et [k] et les assonances en [u] et [ɑ̃] : « plus coulant cool qu’un vent coulis coulé ».

Conclusion : Dans cet incipit original, le narrateur se présente comme un conteur qui charme le lecteur par son écriture oralisée porteuse de la parole créole et par l’humour qui parcourt le récit. L’énergie communicative du négrillon, son ignorance du monde et sa soif de découvertes en font d’emblée un héros de roman d’apprentissage : Chemin-d’école relate en effet la découverte de l’école et de l’écrit, étape importante pour cet écrivain en devenir. Or l’enfant passera constamment, au cours de son parcours initiatique, de l’envie à la survie…

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