Introduction

Présentation : Extraite du premier recueil des Fables, « La Mort et le Bûcheron » est le deuxième volet d’un diptyque consacré au thème de la mort : « La Mort et le malheureux » (I, 15) et « La Mort et le Bûcheron » (I, 16). Ces deux fables, comme c’est aussi le cas, par exemple, de « Le Loup, la Chèvre et le Chevreau » / « Le Loup, la Mère et l’Enfant » (IV, 15 et 16) et « Le Pâtre et le Lion » / « Le Lion et le Chasseur » (VI, 1 et 2), sont juxtaposées et soudées par le titre et la numérotation. Cette pratique du redoublement met à l’épreuve la structure de la fable et témoigne de la souplesse du genre de l’apologue sous la plume de La Fontaine. Ces deux récits illustrent la même moralité, formulée ici deux fois : « Ne viens jamais, ô mort : on t’en dit tout autant » (morale de « La Mort et le Malheureux ») // « Plutôt souffrir que mourir,/ C’est la devise des hommes » (morale de « La Mort et le Bûcheron »).
Entre les deux fables, une transition rappelle l’art de la conversation, le fabuliste s’adressant directement à son lecteur pour le faire entrer, d’une certaine façon, dans son cabinet d’écriture et recréer une petite communauté de gens d’esprit. Art de la transition, art de la variation également, par lequel La Fontaine nous montre sa maîtrise des formes narratives. « La Mort et le Malheureux » est plus resserrée et fondée sur le contraste entre les deux prises de parole du Malheureux alors que « La Mort et le Bûcheron » s’attache à rendre sensible le malheur du personnage avant le retournement final.
Dans sa transition en prose, sur le ton léger et naturel de la conversation propre à l’esthétique galante, La Fontaine, tout en rendant hommage aux Anciens, nous explique pourquoi il a choisi, dans le second récit, de réécrire une fable d’Esope, « La Mort et le Bûcheron », plutôt que de se cantonner à la généralisation du premier texte.
La seconde fable du diptyque, celle qui fait l’objet de notre étude, va du vers 16 au vers 35.

Lecture :

LA MORT ET LE BÛCHERON

Un pauvre Bûcheron tout couvert de ramée,
Sous le faix du fagot aussi bien que des ans
Gémissant et courbé marchait à pas pesants,
Et tâchait de gagner sa chaumine enfumée.
Enfin, n’en pouvant plus d’effort et de douleur,
Il met bas son fagot, il songe à son malheur.
Quel plaisir a-t-il eu depuis qu’il est au monde ?
En est-il un plus pauvre en la machine ronde ?
Point de pain quelquefois, et jamais de repos.
Sa femme, ses enfants, les soldats, les impôts,
Le créancier, et la corvée
Lui font d’un malheureux la peinture achevée.
Il appelle la mort, elle vient sans tarder,
Lui demande ce qu’il faut faire
C’est, dit-il, afin de m’aider
A recharger ce bois ; tu ne tarderas guère.
Le trépas vient tout guérir ;
Mais ne bougeons d’où nous sommes.
Plutôt souffrir que mourir,
C’est la devise des hommes.

Caractérisation : « La Mort et le Bûcheron » est une fable d’une grande concision qui propose, à travers le portrait physique et psychologique du bûcheron et sa rencontre avec la mort, une méditation sur la misère humaine.

Structure :

  • v.16 à 19 : Arrivée progressive du bûcheron dans l’espace de la fable. De la forêt à la chaumière.
  • v.20 à 27 : plongée dans les pensées du bûcheron.
  • v.28 à 31 : le face à face avec la mort.
  • v.32 à 35 : moralité.

Problématique : En quoi l’art de La Fontaine permet-il de saisir, à travers l’alliance du pittoresque et du merveilleux, la triste poésie de la misère humaine, tout en gardant la légèreté d’une « peinture [in]achevée » ?

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Développement

1. Le « pauvre bûcheron » (vers 16 à 19)

Apparition monstrueuse de cet être dont l’humanité semble écrasée sous le poids de la misère et du temps. V.16 : Allitération en [r] qui suggère la pénibilité de la tâche et les râles du vieil homme. Sorti de la forêt pour rentrer dans sa « chaumine », il apparaît lui-même comme un vieil arbre couvert de feuilles (« ramée ») et de branches (« fagot »). Assimilation renforcée par le zeugma et l’allitération en [f] du vers 17. Allitération en [f] + assonance en [ɑ̃] (an) font également entendre les soupirs et les ahanements du bûcheron.

V.18 : rejet + inversion qui renforce le portrait pitoyable du vieil homme « gémissant et courbé ». Forte césure à l’hémistiche.

La première phrase se déplie sur 4 alexandrins, vers longs qui miment la longueur et la lourdeur de la marche du bûcheron qui chemine péniblement vers sa chaumine enfumée. Dramatisation du verbe « tâchait de » : le bûcheron se consume à la tâche comme les fagots qui l’écrasent tout en l’assimilant à un vieil arbre destiné à mourir et à produire des « fagots » qui deviendront bientôt fumée. Concentration du sens et de la forme poétique.

V.20-21 : A la dramatisation de « tâchait de » répond la chute « n’en pouvant plus » : la souffrance physique (effort et douleur) aboutit au découragement : « il met bat son fagot ». Le bûcheron baisse les bras face à la difficulté du parcours et ce découragement aboutit à son tour à une méditation sur son sort misérable (« il songe »).

Dans ces quelques vers, à la différence d’Esope dont le récit est très sec, La Fontaine sait, à l’aide de détails pittoresques et une extrême concentration du sens et de la forme poétique, nous imposer l’image du vieux bûcheron, véritable emblème de la misère.

2. Les pensées du bûcheron (vers 20 à 27)

Le discours indirect libre mêle la voix du poète à celle du personnage dont on entend la plainte et les tournures familières, telle la périphrase « la machine ronde » pour désigner la Terre, le monde, ou l’absence de verbe au vers 24 (« Point de pain quelquefois et jamais de repos »).

Les questions rhétoriques expriment de manière hyperbolique le sentiment d’une misère absolue, tout comme l’antithèse « malheur » (v.21) / « plaisir » (v.22). La situation tragique du bûcheron est évoquée avec des accents pascaliens : « malheur », « pauvre », « repos » rappellent non seulement la misère sociale, mais aussi la misère ontologique de l’homme.

On remarque une progression tragique entre les deux adverbes « quelquefois » et « jamais », renforcée par leur construction en chiasme : tant travailler pour n’avoir même pas de quoi manger à sa faim !

V. 25-26 : l’énumération retranscrit les visions qui hantent alors l’esprit du malheureux (comme au moment de mourir…), visions qui sont autant de réalités au quotidien. Forme de gradation, de la famille (« sa femme, ses enfants ») qu’il faut nourrir (à l’opposé ici de l’évocation de la douceur du foyer) à la « corvée », mot qui semble résumer tout ce qui écrase le pauvre homme, comme le suggèrent les allitérations en [k] et [r] du vers 26, octosyllabe qui met en relief les deux termes : « créanciers » / « corvée » et conduit, par l’enjambement, à la conclusion qu’il tire lui-même de sa situation : il est l’incarnation même de la misère.

Le mot « peinture » renvoie à l’art du poète qui, à la manière de Callot dans ses eaux-fortes, nous découvre, derrière la vérité pittoresque du trait, la triste poésie de la misère.

3. Le face à face avec la mort (v.28 à 31)

La Mort et le BûcheronLa rapidité du rythme (asyndète « Il appelle la Mort, elle vient sans tarde ») contraste avec la lenteur de la marche du bûcheron et la « peinture » de sa misère. Appeler la mort aurait pu être une hyperbole exprimant le profond désespoir du misérable. Mais voilà que, dans le monde merveilleux de la fable, les mots se concrétisent : magie de la poésie qui rend visible l’invisible… (bel exemple de « sorcellerie évocatoire » ici…).

Le ton change, se fait plus léger (le bûcheron n’a-t’il pas déposé son fagot ?). Après avoir dépeint, avec des traits pittoresques et réalistes, la misère réelle du petit peuple écrasé par le travail et les impôts, La Fontaine ne s’appesantit pas ; le goût de la vie l’emporte sur le désir de mourir. Le contraste entre la présence imposante de la Mort sous sa forme allégorique, et le faux prétexte formulé au discours direct, confère une forme d’humour – voire même de burlesque – à la scène esquissée en quatre vers.

Reprise du verbe « tarder », pour deux usages différents – l’un attendu (la mort vient aussitôt pour emporter le mourant) et l’autre surprenant (ce n’est pas le bûcheron mais le fagot de ce dernier que la Mort emportera !). A noter, là encore, l’extrême concentration de l’effet poétique qui reprend l’image initiale de l’arbre-bûcheron… pour tromper la mort !

Contrairement au statut de bilan que le bûcheron conférait à ses pensées, la « peinture » que nous livre La Fontaine dans sa fable n’est pas « achevée ». Légère, elle reste en suspens sur la parole du bûcheron et laisse au lecteur le soin d’imaginer la suite.

  1. Moralité (v.31 à 35)

Formulée en quatre heptasyllabes lapidaires, cette moralité est de l’ordre de la constatation. Parfaitement adaptée à l’anecdote dont elle tire les enseignements, elle est à la fois grave et ironique (assonance en [i] qui relie les verbes « guérir », « souffrir » et « mourir », pour aboutir à la « devise »…). La tournure universelle (présent gnomique, pronom « nous »,  infinitif à valeur de proverbe) fait de cette « devise » non seulement celle des pauvres hères, mais celle de tous les hommes, ce qui invite aussi à lire la fable comme une peinture à la fois pathétique et humoristique de la misère humaine : un attachement profond à la vie malgré la conscience aiguë (retranscrite par l’assonance en [i]) et tragique de sa petitesse et de sa finitude.

Conclusion

Fable double, « La Mort et le Bûcheron » témoigne de la virtuosité stylistique de La Fontaine Amoureux de la vie, épicurien, le fabuliste se heurte à tout instant à la pensée de la mort. Le monde des Fables est un monde cruel où la mort est omniprésente, le but de la plupart des personnages étant de lui échapper. La Mort, sous sa forme allégorique, est également le personnage d’une autre fable hors corpus intitulée « La Mort et le Mourant » (VIII, 1), plus ample et plus ouvertement philosophique. La méditation y prend la forme d’un prélude lyrique dans lequel La Fontaine renouvelle le thème de la mort par la liberté rythmique et par la grâce légère du style et de la pensée.  Après l’anecdote du vieillard centenaire, la morale s’exprime avec la sérénité et la sagesse du penseur (cf. méditation initiale), à travers des images variées et pittoresques (« Je voudrais qu’à cet âge,/ On sortît de la vie ainsi que d’un banquet,/ Remerciant son hôte et faisant son paquet »), écho de Lucrèce (« Pourquoi, tel un convive rassasié, ne pas te retirer de la vie ? », De la Nature) et d’Horace (« Nous trouvons rarement un homme qui dise qu’il a vécu heureux et qui, content du temps achevé, quitte la vie comme un convive rassasié », Satires), hommage, une fois encore, à la sagesse des Anciens.

Texte Complémentaire : « La Mort et le Mourant », VIII, 1.

       LA MORT ET LE MOURANT

La Mort ne surprend point le sage ;
Il est toujours prêt à partir,
S’étant su lui-même avertir
Du temps où l’on se doit résoudre à ce passage.
Ce temps, hélas ! embrasse tous les temps :
Qu’on le partage en jours, en heures, en moments,
Il n’en est point qu’il ne comprenne
Dans le fatal tribut ; tous sont de son domaine ;
Et le premier instant où les enfants des rois
Ouvrent les yeux à la lumière,
Est celui qui vient quelquefois
Fermer pour toujours leur paupière.
Défendez-vous par la grandeur,
Alléguez la beauté, la vertu, la jeunesse,
La mort ravit tout sans pudeur
Un jour le monde entier accroîtra sa richesse.
       Il n’est rien de moins ignoré,
       Et puisqu’il faut que je le die,
Rien où l’on soit moins préparé.
Un mourant qui comptait plus de cent ans de vie,
Se plaignait à la Mort que précipitamment
Elle le contraignait de partir tout à l’heure,
Sans qu’il eût fait son testament,
Sans l’avertir au moins. Est-il juste qu’on meure
Au pied levé ? dit-il : attendez quelque peu.
Ma femme ne veut pas que je parte sans elle ;
Il me reste à pourvoir un arrière-neveu ;
Souffrez qu’à mon logis j’ajoute encore une aile.
Que vous êtes pressante, ô Déesse cruelle !
— Vieillard, lui dit la mort, je ne t’ai point surpris ;
Tu te plains sans raison de mon impatience.
Eh n’as-tu pas cent ans ? trouve-moi dans Paris
Deux mortels aussi vieux, trouve-m’en dix en France.
Je devais, ce dis-tu, te donner quelque avis
Qui te disposât à la chose :
J’aurais trouvé ton testament tout fait,
Ton petit-fils pourvu, ton bâtiment parfait ;
Ne te donna-t-on pas des avis quand la cause
Du marcher et du mouvement,
Quand les esprits, le sentiment,
Quand tout faillit en toi ? Plus de goût, plus d’ouïe :
Toute chose pour toi semble être évanouie :
Pour toi l’astre du jour prend des soins superflus :
Tu regrettes des biens qui ne te touchent plus
Je t’ai fait voir tes camarades,
Ou morts, ou mourants, ou malades.
Qu’est-ce que tout cela, qu’un avertissement ?
Allons, vieillard, et sans réplique.
Il n’importe à la république
Que tu fasses ton testament.
La mort avait raison. Je voudrais qu’à cet âge
On sortît de la vie ainsi que d’un banquet,
Remerciant son hôte, et qu’on fit son paquet ;
Car de combien peut-on retarder le voyage ?
Tu murmures, vieillard ; vois ces jeunes mourir,
Vois-les marcher, vois-les courir
A des morts, il est vrai, glorieuses et belles,
Mais sûres cependant, et quelquefois cruelles.
J’ai beau te le crier ; mon zèle est indiscret :
Le plus semblable aux morts meurt le plus à regret.


chouette-liseuse

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