Comme tous les week-ends, le Monkey Club était bondé et, malgré ses relations, Axel eut toutes les peines du monde à procurer une table convenable au petit groupe qui avait déjà soif. Yann avait dû se garer assez loin mais, comme par miracle, l’orage s’était arrêté aussi brutalement qu’il avait commencé et ils avaient pu gagner l’abri de la boîte sans se mouiller davantage. Lorsqu’ils furent enfin installés sur des banquettes confortables, devant des cocktails fluorescents, ils laissèrent traîner leur regard sur les danseurs robotiques qui vibraient sur des rythmes d’Acid Techno et d’Electro Funk. L’endroit n’était pas très grand mais le moindre recoin avait été aménagé en piste de danse. Des lumières syncopées zébraient la nuit artificielle, faisant apparaître par intermittence les détails du décor fantasmatique. Le Monkey Club était un oxymore architectural où les contraires fusionnaient de façon ostentatoire. Sur les murs étaient peints des gratte-ciel vaguement inspirés de Manhattan, envahis par une jungle post-apocalyptique. L’ambiance ultra urbaine était compensée par une profusion de masques pseudo africains représentant des singes stylisés, grotesques ou inquiétants, dont certains surgissaient des profondeurs de recoins obscurs dès qu’un éclair lumineux venait les frapper. Dans les remix délirants du DJ, la new wave, la soul, le garage rock, le hip-hop, la salsa, toutes les musiques fusionnaient dans le grand bain de l’Electro.

Lorsque le reste du groupe arriva, il fallut se serrer encore davantage.

« Je ne pensais pas qu’il y aurait encore autant de monde à cette heure ! » s’exclama Delphine en essayant de se faire une petite place entre Antoine et Samia.

Matthew, Helena, Marko et Isabelle, charmés d’emblée par les Sirènes du Monkey Club, s’étaient directement jetés dans l’océan électrique qui les avait aussitôt engloutis. Yann, apercevant Haruki, un verre de vodka orange à la main, se leva pour lui faire signe en lui criant :

« Hello Bioman ! Je vois que t’as rechargé tes batteries ! T’es prêt à repartir au combat ?

— Hai, mon grand nègre, je suis prêt à aller jusqu’au bout de la nuit avec toi ! Je bois à ton retour à l’état sauvage dans la jungle urbaine ! » répondit Haruki, euphorique, le verre levé, en s’asseyant tant bien que mal parmi les buveurs.

Yann hurla en se frappant la poitrine puis ils trinquèrent, hilares, éclaboussant Antoine qui maugréa qu’il était assez mouillé comme ça et que leur humour était vraiment naze. Enfoncée dans le siège en simili fourrure de léopard, Lisa n’avait plus la force de parler ni d’écouter les conversations qui essayaient de se nouer au-dessus de la table basse malgré la musique menaçant de faire exploser leurs tympans. Tout tanguait : la lumière noire, les lasers, les corps à corps, les verres à verres… Lisa avait l’impression d’être sur un navire en partance pour des terres lointaines. Là-bas, de l’autre côté de la piste, les rangées de bouteilles scintillaient et lui faisaient de l’œil. Coincée contre Quentin qui profitait de cette promiscuité pour lui caresser la cuisse en douce, elle cherchait à puiser dans ses dernières réserves assez d’énergie pour prendre le large et traverser la mer de danseurs.

« Je vais me chercher une autre margarita », dit-elle en réussissant enfin à s’extraire de la banquette.

Quentin la regarda s’éloigner et s’alluma une nouvelle cigarette en laissant tomber un œil indifférent sur le verre auquel elle n’avait pas encore touché.

Tout en se rapprochant des bouteilles lumineuses, Lisa essayait d’oublier son trouble en le noyant dans la transe collective. La chaleur l’engourdissait et la fumée lui piquait les yeux. Bousculée de toutes parts, elle se faufilait entre les danseurs, le regard accroché à l’oasis du bar que lui cachaient à demi les corps des buveurs. Arrivée enfin à bon port, elle parvint à se frayer une place au comptoir, sous l’œil gourmand d’un gros type qui sirotait un whisky. Sans se préoccuper des pupilles humides qui roulèrent sur son décolleté, elle se pencha légèrement et aperçut enfin Clément. Il était assez loin, occupé à abreuver un troupeau de gazelles altérées.

« Qu’est-ce que je te sers ? lui demanda une barmaid sexy au rouge à lèvres noir.

— Je voudrais parler à Clément. »

La serveuse hocha la tête avec un petit sourire entendu :

« On le demande souvent, mais il n’est pas consommable sur place. »

La subtile métaphore laissa Lisa de marbre. Le gros type en profita pour lui proposer un verre, mais elle ne le voyait pas, ne l’entendait pas, il n’existait pas.

« Vous pouvez lui dire que Lisa voudrait le voir. Il comprendra », insista-t-elle.

Le cœur bondissant au rythme des caissons de basse, elle regarda la fille se diriger vers l’autre bout du bar et parler à l’oreille de son collègue, toujours très sollicité. Le gros type s’était rapproché et, visiblement peu perturbé par l’indifférence de Lisa, lui proposait une cigarette. L’écœurement la gagnait peu à peu. Sans savoir vraiment pourquoi, elle se sentit soudain grotesque et eut envie de se fondre de nouveau dans l’anonymat de la danse, de ne plus sentir que son corps, de n’être plus qu’une chambre sourde, d’oublier tout ce qui l’agitait au cours de cette nuit qui n’en finissait pas. Il n’y avait pas de fil. Rien qu’une pelote de sentiments merdiques qui embrouillaient tout.

Le regard bleu de Clément la saisit au moment où elle allait céder à son impulsion et quitter le bar. Il lui sourit et lui fit signe de l’attendre. Le gros type héla une autre serveuse et commanda une tequila frappée « pour la demoiselle ». Lisa le regarda avec impatience et lui dit qu’elle ne voulait ni cigarette ni tequila, seulement qu’il lui foute la paix.

« Je vois, on préfère les minets, ricana-t-il en lui soufflant en pleine figure son haleine éthylique. Pas grave, t’es bandante alors ça me fait quand même plaisir de t’offrir un verre. »

Elle lui lança un regard moqueur :

« Désolée d’être désagréable, mais là, je ne crois pas que tu sois vraiment en mesure de bander.

— Laisse-moi te prouver le contraire. »

Il s’apprêtait à abattre sa lourde patte sur les fesses de l’insolente quand le rugissement menaçant d’Axel l’interrompit net :

« T’as pas compris ce qu’elle t’a dit, gros porc ? Fous-lui la paix. Si tu la touches, t’es mort !

— Tiens, voilà Zorro ! » soupira Lisa en jetant un regard agacé au justicier brusquement surgi du fond de la nuit.

Le gros type posa un œil vitreux sur l’importun, avala tranquillement son reste de whisky puis repoussa Axel d’un geste mou.

« Occupe-toi de ton cul, petite tapette, viens pas m’emmerder ! » grogna-t-il, la lippe méprisante.

Lisa sentit le corps nerveux de son frère prêt à bondir mais elle l’arrêta en lui tenant fermement le bras gauche, ce bras où s’enroulait la queue du grand serpent à plumes qu’il s’était fait tatouer à dix-huit ans sur toute une partie du dos, au grand dam de Rafael.

« Laisse tomber, je ne suis pas en détresse ! Ma vertu est intacte, si ça peut te rassurer », ironisa-t-elle.

Le gros type s’était retourné vers le bar et, sans plus s’occuper d’eux, lapait maintenant la tequila frappée commandée pour la demoiselle. Il voulait visiblement éviter les ennuis et ne broncha pas lorsque Axel, en se glissant entre Lisa et lui pour accéder au comptoir, le bouscula d’un grand coup d’épaule.

« Tu veux boire quelque chose ? C’est ma tournée, proposa l’effronté à sa sœur.

— Où étais-tu passé ? Tu dansais ? Tu es bizarre… Tu as pris quoi ? » lui demanda-t-elle en observant, inquiète, son visage luisant de sueur, ses lèvres pâles, ses prunelles de feu.

Axel l’embrassa sur la joue et, sans répondre, tendit le bras pour commander à boire au barman qui approchait :

« Deux margaritas, por favor ! »

Mais le barman n’obtempéra pas. Étincelant sous les enseignes clignotantes, le tee-shirt à l’effigie du Monkey Club tendu sur ses pectoraux, il se planta devant Lisa et la gratifia d’un large sourire :

« Salut ! Quelle surprise ! Ça me fait plaisir de te voir ici ! Tu es arrivée depuis longtemps ?

— Non, pas trop. Dis donc, ce n’est pas facile d’arriver jusqu’à toi !

— C’est vrai, il y a pas mal d’obstacles à franchir ! plaisanta-t-il. Mais te voilà ! Et quelle sublime apparition !

— Au secours, je vais vomir ! se moqua Axel, en posant sur sa sœur un regard consterné. Tu connais ce mec ?

Lisa ne répondit pas mais, de toute évidence, oui elle connaissait ce mec, ce fut du moins ce qu’il déduisit du spectacle de leurs doigts s’entremêlant sur le zinc au milieu des verres. Il sentait bien que le grand type avait une irrésistible envie de rouler une pelle à sa sœur mais qu’il se retenait, service oblige. Avachi sur le bar, il se mit à rire :

« Ah… je vois ! C’est pour ce branleur que t’as voulu venir ici ! Je me disais aussi…

— C’est qui, lui ? demanda Clément qui, habitué aux clients bourrés, camés ou tout simplement mal élevés, ne semblait guère se formaliser de la grossièreté du personnage.

— C’est juste mon connard de frère, répondit Lisa d’une voix sourde, en aspirant la tequila à travers la paille.

— Ton frère ? s’étonna-t-il. Je n’aurais pas cru… Mais c’est vrai qu’il y a un air de famille.

— C’est son anniversaire. Tu peux nous offrir deux margaritas pour fêter ça ? demanda Axel, les yeux insolemment plantés dans ceux de Clément qui allait, décidément, de surprise en surprise.

— Ah bon ? C’est ton anniversaire ?

— Lisa est une petite cachottière ! dit Axel en passant son bras tatoué autour des épaules de sa sœur avec un sourire de mauvais garçon. Alors, Monkey Boy, tu nous paies un cocktail, oui ou non ? Ils ne vont pas se servir tout seuls !

— Fais pas attention à lui, il est complètement défoncé, dit Lisa en envoyant un coup de coude agacé dans les côtes d’Axel qui protesta en rigolant.

— Je vois ça », dit simplement Clément en préparant deux margaritas sans quitter Lisa des yeux.

Une fois les cocktails terminés, il ajouta délicatement une rondelle de citron sur le rebord des verres qu’il tendit à l’étrange duo.

« Joyeux anniversaire, alors ! dit-il en souriant à Lisa.

— C’est cadeau ? » s’assura Axel.

Clément ne prit pas la peine de répondre.

« Merci pour le cocktail, tu es un amour, dit Lisa en s’efforçant d’ignorer son frère, dont la présence railleuse avait fini par lui devenir insupportable.

— « Tu es un amour » ! s’esclaffa Axel. J’arrive pas à croire que c’est toi qui viens de prononcer ça ! »

Sa sœur se tourna vers lui, excédée :

« Mais qu’est-ce que tu cherches, là ? T’as un problème ? »

Elle allait le repousser sans ménagement quand elle fut bousculée par un homme efféminé, de type sud-américain, d’un âge indéfini, moulé dans un pantalon de cuir noir et une chemise de soie verte, qui, lui tournant grossièrement le dos, se glissa dans le minuscule interstice qui la séparait d’Axel :

« Cariño ! Je te cherche partout ! On ne quitte pas la transe du Monkey Club comme ça, sans prévenir ! » minauda-t-il en faisant courir une main langoureuse le long du dos de son chéri qui reposa son verre de margarita sur le comptoir.

Interloquée et plus pâle qu’elle ne l’aurait voulu, Lisa détourna les yeux et s’accrocha au regard limpide de Clément que cette scène avait l’air d’amuser. Le séduisant barman se pencha à son oreille :

« Je termine mon service dans un peu moins de deux heures. Tu peux m’attendre ? » lui demanda-t-il de sa voix caressante.

Elle acquiesça en souriant et, préférant ignorer Axel qui s’était un peu éloigné pour poursuivre la conversation avec Pantalon-de-cuir, elle quitta le bar pour se noyer de nouveau dans le grand corps mouvant. A peine avait-elle franchi le premier cercle de danseurs qu’elle se sentit aspirée par l’hydre monstrueuse et gagnée par la frénésie collective. La lumière bleutée qui pleuvait du ciel artificiel, les rayons syncopés des lasers blancs, le décor apocalyptique, les fumigènes qui, par intermittence, surgissaient du plancher telles des émanations de l’enfer, tout concourait à rendre fantastiques les corps anonymes qui se frôlaient, se collaient, se heurtaient et tressautaient à l’unisson, au rythme de la puissante pulsation technoïde. Transe sauvage venue des profondeurs primitives ou synchronisation de machines, les chorégraphies hétéroclites semblaient pour chacun un moyen de délacer les monstres et d’échapper à son encombrante humanité.

« Alors Lili, tu libères le monkey en toi ! » hurla Matthew qui se trouvait soudain contre elle, lui-même serré de près par un garçon mince au regard charbonneux.

Elle acquiesça en riant et ils s’agitèrent de plus belle, suivant la cadence infernale des percussions et des basses électroniques. La transe dura longtemps. Lorsque Lisa réussit enfin à s’extraire du furieux sabbat pour rejoindre Samia et les autres autour de la table, elle se laissa tomber lourdement sur la banquette, épuisée et étourdie.

« Je ne savais pas que Matt était homo, dit Delphine, sans lui laisser le temps de souffler. Tu le savais, toi ?

— Ben oui, c’est un secret pour personne ! répondit Lisa en lançant un regard complice à Samia qui renchérit :

— Ça se voit quand même comme le nez au milieu de la figure !

— Ah bon ? s’étonna Delphine. Moi, ça ne m’avait pas frappée…

— Tu sais que Boy George aussi est pédé ? dit Antoine en feignant d’être sérieux. Comme tous les Anglais d’ailleurs. La preuve. »

Delphine avait de l’humour et n’était pas du genre à se formaliser des moqueries de ses amis ; elle semblait néanmoins un peu désappointée.

« Tu as l’air déçue, dit Samia. Tu ne voulais quand même pas te taper Matthew ! »

Ils se mirent tous à rire.

« Pourquoi pas ? Il est mignon ! répliqua Delphine en riant avec eux. Bon… maintenant que vous le dites, c’est vrai que j’aurais pu m’en douter. Mais c’est dommage, quand même… De toute façon, dans cette boîte, il y a plus d’homos que d’hétéros ! Sur la piste, je me suis fait brancher par deux nanas et pas par un seul mec ! C’est désespérant !

— Tu vois ce qu’il te reste à faire, alors ! » dit Samia en la prenant tendrement par les épaules et en l’embrassant sur la joue.

Ils trinquèrent à la reconversion sexuelle de tous, puis Samia, comme si une image soudaine venait de lui frapper l’esprit, se tourna brusquement vers Lisa :

« A propos de reconversion… A quel jeu joue ton frère ? lui demanda-t-elle. Tu l’as vu danser avec cette grande folle, tout à l’heure ? C’était chaud ! Il est bi ou quoi ? »

Cette pensée avait l’air de l’émoustiller mais Lisa haussa les épaules avec indifférence :

« Je ne crois pas, non. Enfin… c’est peut-être nouveau, il est capable de tout !

— Si Adjoua l’avait vu ! continua Samia en souriant avec malice.

— Cette folle, comme tu dis, c’est le patron du Monkey Club », intervint Delphine en prenant un air important, savourant à l’avance l’effet que ses paroles allaient produire sur son auditoire.

Antoine, Samia et Lisa la regardèrent, stupéfaits.

« Ah bon ? La Brésilienne, là, c’est le patron du Monkey! s’exclama Antoine.

— Je ne crois pas qu’il soit brésilien. Par contre, je sais que c’est lui le patron. Je sais aussi que c’est un type pas très fréquentable…

— Comment ça, « pas très fréquentable » ? Parce qu’il est homo ? demanda Lisa.

— Non, bien sûr ! Ce n’est pas parce que je n’ai pas vu que Matt était gay que je suis homophobe ! plaisanta Delphine. Mon cousin a travaillé ici comme videur. Il m’a juste dit que son boss trempait dans des histoires de drogues. »

Un silence gêné suivit sa réplique. Antoine et Samia savaient très bien que, sur ce plan-là, Axel n’était pas très fréquentable non plus, et ils n’osaient pas rebondir sur les propos de Delphine de peur d’embarrasser Lisa. Mais celle-ci avait trop bu, trop fumé, trop dansé pour s’inquiéter désormais des fréquentations de son frère. Elle haussa de nouveau les épaules :

« Axel fréquente qui il veut, dit-elle sur un ton blasé. Il peut boire, se camer, dealer, baiser la terre entière, j’en ai vraiment rien à foutre. »

Les autres se lancèrent des regards entendus puis Samia, se sentant responsable du malaise qui s’était installé, finit par rompre le silence :

« Tu as raison, Axel est un grand garçon ! Après tout, ce ne sont pas nos affaires…

— Par contre, Lili, moi, j’aimerais bien savoir qui c’est, Brad Pitt, là-bas ! intervint Isabelle, qui venait d’émerger de la piste de danse avec Haruki et avait rejoint le petit groupe sur la banquette circulaire.

— Brad Pitt ? » demanda Lisa sans comprendre.         

Elle suivit le regard malicieux d’Isabelle jusqu’aux lumières scintillantes du bar où l’on pouvait apercevoir Clément rayonner malgré la rangée de dos qui faisait barrage. Cette vision lui fit retrouver le sourire.

« Il ne ressemble pas du tout à Brad Pitt, dit-elle, les yeux brillants.

— Un peu quand même, si ! dit Haruki en essuyant son visage ruisselant avec une serviette en papier.

— Pour toi, de toute façon, tous les blancs se ressemblent, non ? rigola Antoine.

— Non non, je t’assure, je fais bien la différence, répondit Haruki avec un sourire en coin. Toi, par exemple, je vois très bien que tu ne ressembles pas du tout à Brad Pitt, mais plutôt à Danny DeVito. »

Ils éclatèrent tous de rire, y-compris Antoine, qui gratifia tout de même son ami d’une bourrade sur l’épaule en le traitant de connard.

« Alors, quand est-ce que tu nous le présentes, ton beau barman ? persista Isabelle.

— Tu sors avec un barman du Monkey ? demanda Delphine qui n’avait rien remarqué.

— Mais oui, tu sais, c’est le mec pour qui elle nous a lâchées tous les midis cette semaine », lui expliqua Isabelle.

Lisa se sentait épuisée. Elle avait envie de se recroqueviller dans un coin de la banquette et de s’enfoncer dans les coussins moelleux jusqu’à disparaître, mais il lui fallut raconter sa rencontre avec Clément en gaspillant les dernières ressources de sa voix pour se faire entendre.

« C’est super romantique ! s’exclama Isabelle qui raffolait de ce genre d’histoires.

— On se croirait dans Beverly Hills ! renchérit Samia en riant.

— Pour une prof de français, c’est quand même pas fort comme référence culturelle ! » ironisa Antoine.

Lisa les entendait jacasser mais n’écoutait plus ce qu’ils disaient. Elle leur avait abandonné ce début d’amourette comme un os à ronger pour leur insatiable imagination et, tandis qu’ils fantasmaient joyeusement, elle laissait son esprit ensommeillé flotter sur des rythmes de deep house qui s’apaisaient progressivement. A l’autre bout de la banquette, dans leur bulle vaporeuse, Marko et Helena s’embrassaient sans se préoccuper du reste du monde. Matthew dansait toujours fiévreusement, collé à l’inconnu aux yeux charbonneux. Quant à Yann et Quentin, ils avaient disparu, mais personne n’aurait été étonné de les trouver avec Axel en compagnie d’individus peu fréquentables.

La boîte s’était vidée peu à peu et la nuit du Monkey Club s’achevait sur des remix de vieux tubes afro-cubains qui tentaient en vain de lasser les derniers danseurs. Clément avait enfin terminé son service et il dansait avec Lisa une salsa insolite et sensuelle au milieu des gratte-ciels et des palmiers de carton-pâte. Dans ses yeux brillants, Lisa peut lire combien elle est irrésistible. Sa tête tourne plus vite que la musique, elle pourrait s’écrouler de fatigue mais l’euphorie de la danse a gagné tous ses membres et elle ondule voluptueusement contre le corps solide de son cavalier, dont le parfum léger contraste avec les effluves lourds et entêtants qui flottent encore sur la piste. Etrangement, c’est ce parfum évanescent, où les notes d’orange et de vétiver se mêlent aux senteurs plus épicées d’ambre et de tabac, qui, petit à petit, donne corps à Clément, commence à le faire exister concrètement aux yeux de Lisa.

« Comment tu fais pour danser comme ça ? Tu as pris des cours ? lui demande-t-il en la tenant contre lui.

— Oui. Je crois que ma mère m’a fait apprendre toutes les danses possibles ! plaisante-t-elle, flattée. J’ai toujours aimé danser, c’est viscéral. Quelle que soit la danse, c’est comme une transe. Il n’y a plus que mon corps qui vibre, qui vit…

— Je vois… L’animal en toi… » dit-il en l’embrassant dans le cou.

Elle rit sous la chatouille des lèvres brûlantes.

« Sans doute, oui ! Quand je danse, je ne pense à rien, j’oublie tout, c’est ça qui est génial ! En fait, j’aimerais pouvoir t’expliquer mieux ce que je ressens, mais là, ce n’est pas possible ! Tu vois… les mots, les idées, la danse… ce ne sont pas des ingrédients miscibles dans le shaker qui me sert de cerveau !

— Ne t’en fais pas, je crois que je comprends très bien », dit-il en la faisant tourner avant de l’envelopper de nouveau dans son parfum frais.

Lisa rit de plus belle mais, malgré les brouillards de la fatigue et de l’ivresse, elle sait bien qu’elle ment, que le furieux désir qu’elle éprouve au contact de Clément ne lui fait pas oublier pour autant le fil des pensées qui l’ont conduite sur cette piste de danse. Pendant que ses épaules, ses bras, sa taille, son bassin, ses jambes ondulent au rythme de la salsa électronique, pendant que ses yeux noirs embrasent les yeux clairs de l’homme qui l’enlace, pendant que son sourire égaré achève de le charmer, ce fil s’enroule autour du corps sensuel du barman du Monkey Club pour mieux ligoter le doctorant en histoire, spécialiste des civilisations précolombiennes.

Il lui glisse des mots de miel dans le creux de l’oreille. Elle lui dit qu’il est beau, qu’il danse bien, qu’elle veut faire l’amour avec lui. Il lui dit que lui aussi, il veut faire l’amour avec elle, qu’il habite tout près et que, si elle le souhaite, elle peut rentrer avec lui. Elle dit oui.

A aucun moment Lisa ne songe à Rafael. Elle ignore que le spectacle de son père a été un succès, qu’il est rentré très tard, que Camille l’attendait, qu’il lui a raconté sa soirée, qu’elle lui a raconté la sienne, puis qu’ils sont allés se coucher, épuisés tous les deux. Tandis que la fête s’achève, elle ne pense pas non plus au petit groupe de ceux qui l’ont accompagnée au bout de la nuit et dont certains dorment à présent au fond des banquettes en fourrure synthétique. Blottie contre Clément, elle oublie aussi Axel qui, accoudé au bar solitaire, les yeux rougis par la fatigue et les abus, la regarde passer sans rien dire puis disparaître dans la coulisse du Monkey Club.

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Extrait n°1