Chamoiseau-Antan d'enfanceCommença une longue attente, ô frères, la plus terrible je crois de nos communes enfances. Décembre était là, ses vents, ses coulées de froid, nez gonflé, estomacs saisis, toux quinteuses et vieilles grippes. Les soirs charriaient plein de couleurs et les journées posaient leur teint sur des lumières changeantes, des soleils mols, des pluies ruées souvent de lumineux nuages. Nous restions vigilants. Nous comptions les couteaux, les bassines, mais Man Ninotte ne semblait préparer qu’un Noël sans cochon. Elle se préoccupait des pelures d’oranges de son schrubb. Elle mignonnait son jambon salé, ses confits, ses autres douceurs accumulées dans le placard en attendant les jours de joie. Nous ne l’entendîmes promettre à quiconque la moindre côtelette, et nul ne lui transmit un petit mot d’une madame d’à-côté inquiète coutumière d’un kilo pas trop gras. Rien. Noël approchait, riche de ses cantiques nocturnes entonnés à la radio et répercutés parmi nous dans l’assemblée de l’escalier. Seul Matador pressentit son destin. Il aurait pu nous l’apprendre si nous avions su lire dans ses yeux, décoder ses grognements, comprendre sa langueur branchée à l’obscure prescience de la fatalité.

Marcel dut œuvrer en pleine nuit, et s’arrangea pour être loin lorsque nous nous réveillâmes, ne nous laissant de Matador qu’une masse blanchâtre, sanguinolente, que Man Ninotte tranchait au coutelas et répartissait dans du papier journal pour offrir aux familles de la maison, au médecin qui nous soignait, au pharmacien qui lui accordait les médicaments, aux Syriens qui la dépannaient. Le reste revenait à elle-même, en salaisons, gigots, côtelettes, tête-cochon, boudin, que nous n’eûmes ni le goût ni le cœur à manger. Je parle d’un Noël sinon amer, du moins très sobre.

Mémoire, je vois ton jeu : tu prends racine et te structures dans l’imagination, et cette dernière ne fleurit qu’avec toi.

Nul souvenir d’un autre cochon-planche en succession de Matador. La souffrance est un vaccin sévère. Elle avait dû nous préparer à ne pas nous attacher aux cochons de Noël. Les autres passèrent sans doute dans une relative indifférence, un peu comme le rhum indiffère la gorge déjà brûlée. Du temps des cochons ne subsiste que Noël, rien de religieux, mais une vie autrement généreuse, dispensatrice pour nous d’un peu de tolérance. On pouvait crier, chanter, manger charge de sucreries, se coucher tard, réclamer des contes. Le couloir qui reliait les familles demeurait peuplé jusqu’au plus noir du soir. Les manmans recevaient des visites, et préparaient préparaient préparaient les bombances du lendemain. L’air puisait ses parures dans les fours à gâteaux, dans la vapeur des fricassées, dans le bouchon poreux des liqueurs bienheureuses que l’on nous instillait dessous de gros glaçons. Man Ninotte allait d’un autre allant. Pour elle, comme pour les autres négresses en combat de survie, l’année finissante avait été vaincue, son lot de misères bien battu. On pouvait en rassembler les débris avec les poussières de la maison et les balancer ensemble afin de laisser place aux espoirs rafraîchis.

Patrick Chamoiseau, Une Enfance créole, I. Antan d’enfance, 1990.

Le souvenir d’enfance apparaît comme un élément essentiel de l’autobiographie puisque l’enfance est le moment où se forme la personnalité. Dans Antan d’enfance, le premier volume de son autobiographie Une Enfance créole, publié en 1990, Patrick Chamoiseau évoque les souvenirs de sa petite enfance dans une vieille maison en bois du Nord de la rue François-Arago, dans l’en-ville du Fort de France des années 50. Sous le regard de Chamoiseau enfant se révèle la société créole aux origines multiples. L’auteur évoque ici ses premiers souvenirs de Noël, marqués par le « meurtre » de Matador, le cochon auquel les enfants de la famille se sont attachés. On pourra étudier la valeur particulière que prend ce souvenir de Noël, souvenir pourtant commun à toutes les enfances.  Ainsi, l’on verra d’abord dans quelle mesure ce texte présente les caractéristiques de l’autobiographie, puis, Chamoiseau faisant œuvre de conteur, on s’intéressera à la dramatisation du récit ; enfin, on se demandera en quoi l’évocation de Noël est ici liée à la Créolité, mouvement littéraire dont l’auteur est un des fondateurs.

On retrouve dans ce texte les caractéristiques de l’autobiographie.
L’étude de l’énonciation révèle la présence du « je » autobiographique toujours accompagné de verbes au présent (« je crois », « je parle », « je vois »), qui correspond au présent d’énonciation, c’est-à-dire à la voix de l’auteur adulte au moment où il écrit. Pour désigner l’enfant qu’il était alors, il emploie le pronom « nous » qui le mêle aux autres membres de sa fratrie. Dans le dernier paragraphe, ce pronom personnel évolue en pronom indéfini « on » qui élargit le collectif à ses contemporains martiniquais. C’est à eux également qu’est adressée l’apostrophe de la première phrase « ô frères », fraternité renforcée par l’expression « nos communes enfances ». Chamoiseau manifeste ici la revendication d’une identité créole plutôt que d’une identité personnelle.
La deuxième apostrophe du texte est adressée à sa propre mémoire : l’auteur pointe ici l’un des enjeux du pacte autobiographique, celui de la vérité du récit. La mémoire, forcément défaillante, est donc trompeuse, ce que souligne Chamoiseau avec l’emploi du terme jeu (« Mémoire, je vois ton jeu »). La métaphore « tu prends racine et te structures dans l’imagination, et cette dernière ne fleurit qu’avec toi » assimile l’imagination à une fleur dont la racine serait la mémoire. Fiction et réalité se nourrissent l’une de l’autre et la vérité des souvenirs s’en trouve fragilisée.
Le premier paragraphe est le récit d’un souvenir précis, celui de la mort de Matador, cochon sacrifié à la tradition de Noël, comme l’indiquent les verbes au passé simple évoquant des actions précises et accomplies : « commença », « entendîmes », transmit », « pressentit ». Cet épisode semble gravé dans la mémoire de l’auteur. Par contre, le dernier paragraphe mêle les souvenirs de différents Noëls, comme l’indiquent les imparfaits à valeur itérative : « on pouvait crier… », « demeurait », « recevaient », « préparaient », « puisait », « instillait », « allait ». Ils sont indistincts dans la mémoire de l’adulte. Le mécanisme du souvenir est ici dévoilé : c’est un Noël précis qui reste gravé dans la mémoire de l’adulte, tous les autres se confondant en un seul souvenir.
Ainsi, le récit présente l’énonciation complexe de l’autobiographie : le je, personnage raconté se distingue du je de l’auteur adulte, celui-ci effectuant un travail de la mémoire qui dévoile le mécanisme du souvenir.

Et comme tout récit de souvenir est nécessairement une réécriture du passé, ce texte se lit aussi comme une histoire captivante que l’auteur a soigneusement dramatisée.
Le récit est dramatisé, d’abord avec l’évocation de la « longue attente » à laquelle participe le lecteur. Le suspense est mis en évidence par l’inversion du sujet et du verbe et le superlatif relatif « la plus terrible ». Puis, vient la description du mois de décembre dont le climat tourmenté reflète l’inquiétude des enfants. De plus l’énumération des « fléaux » de décembre mêle l’évocation du climat et celle des maladies : « vents », « coulées de froid », « nez gonflés », « toux quinteuses et vieilles grippes ». Avec décembre commence le compte à rebours pour Matador (« commença », « Noël approchait »…).
Le récit est fait du point de vue interne des enfants qui ont à faire face à une menace sournoise (« nous restions vigilants », « nous comptions les couteaux », « Man Ninotte ne semblait… », « nous ne l’entendîmes… »). Le narrateur souligne la mauvaise conscience des adultes, ennemis qui conspirent dans l’ombre : « Marcel dut œuvrer en pleine nuit ». Dans le paragraphe suivant, l’image violente du boucher armé d’un redoutable coutelas ainsi que le champ lexical de la violence (« sanguinolente », « tranchait », « coutelas ») contraste avec l’évocation des « douceurs » que « mignonnait » Man Ninotte.
On note également la présence du registre tragique : un être placé en situation de victime est confronté à des forces qui le dépassent et ne peut lutter contre une fin funeste. En effet, «Matador pressen[t] son destin », mais ne peut l’éviter. Le champ lexical de la fatalité (« pressentit », « destin », « obscure prescience de la fatalité »), du mystère à déchiffrer (« lire dans ses yeux », « décoder », « comprendre », « prescience ») et le regret exprimé dans l’irréel du passé « si nous avions su… » appartiennent bien à ce registre. Mais, l’application à un cochon, quasiment personnifié, a quelque chose d’ironique et souligne la prise de distance du narrateur adulte avec l’enfant qu’il était alors. Toutefois, le chagrin des enfants est réel et donne lieu à un récit pathétique : au nom propre « Matador », porteur de leur affection, est substitué, dans le dernier paragraphe, un groupe nominal aussi froid que la carcasse du cochon, introduit par un article indéfini : « une masse blanchâtre, sanguinolente ». Matador, sacrifié sur l’autel de Noël, est dépecé (énumération de tous les morceaux) et offert en cadeau aux proches de la famille. On peut noter le contraste entre cette abondance de nourriture et la sobriété des enfants qui n’ont pas le cœur à manger…
On a donc pu voir le talent de conteur de Chamoiseau qui ménage le suspense et, se plaçant du point de vue des enfants, situe la scène dans les registres tragique et pathétique, suscitant habilement crainte et pitié pour… un cochon.

Enfin, Chamoiseau avec cette évocation d’un Noël créole typique revendique clairement ses origines : dans une famille modeste à Fort de France le contexte géographique, social et culturel est propre à la Créolité.
De nombreux éléments caractérisent le Noël créole : l’évocation des « manmans » qui s’activent, celle du « shrubb », la liqueur de Noël, ou encore celle des « cantiques nocturnes » que les enfants entendent à la radio ; des tournures spécifiques où les accents du créole se mêlent au français : c’est le cas des mots composés (« tête-cochon », « cochon-planche »). La mémoire de l’auteur se fait précise avec l’évocation du « cochon de Noël », spécialité martiniquaise dont aucun « morceau » ne semble oublié dans l’énumération : « jambon salé », « salaisons », « gigots », « côtelettes », « tête-cochon », « boudin ».
Pour les enfants du texte (comme pour les autres…), Noël est une période de bonheur, comme le montrent les champs lexicaux mêlés de la nourriture et de la joie : « confits », « douceurs », « jours de joie », « sucreries », « contes », « bombances », « gâteaux », « fricassées », « liqueurs bienheureuses ». La répétition volontairement redondante de « préparaient » souligne à la fois l’abondance de nourriture et l’affairement des mamans. Les enfants bénéficient alors d’une liberté célébrée dans l’énumération des verbes à l’infinitifs (« crier », « chanter », « manger », « se coucher tard », « réclamer ») qui résonnent comme un pied de nez aux règles et aux interdits habituels.
Mais cette liberté et cette insouciance sont provisoires et ne font que traverser brièvement un quotidien souvent dur. Man Ninotte, comme les autres Martiniquais, doit lutter pour faire vivre sa famille. L’auteur évoque ainsi les actions charitables du pharmacien et des Syriens. L’emploi du champ lexical de la lutte : « combat de survie », « vaincue », « battu ») à la fin du texte montre bien l’acharnement guerrier de Man Ninotte à survivre.  « Battu » fait le lien avec la métaphore finale du « grand ménage » (battre les misères comme on bat un tapis…) qui clôt le texte sur une note optimisme : par antithèses, les « espoirs » s’opposent aux « misères », « rafraîchis » à « débris » et à « poussières ». Après les bombances et les liqueurs bienheureuses de Noël, véritables vitamines du bonheur, les « frères » de l’auteur sont de nouveau prêts à faire face à l’avenir.

En conclusion, on retrouve dans ce texte un hommage aux figures traditionnelles de l’enfance : la mère, la fratrie, les voisins. L’auteur adulte garde ses distances avec le point de vue naïf des enfants, attachés à un cochon dont la mort sera un véritable meurtre. La célébration des rituels de Noël est aussi une manière pour Chamoiseau d’inscrire une trace non pas individuelle, mais collective, de préserver la culture Créole tout en lui rendant hommage. L’autobiographie est à la fois écriture de soi avec l’évocation des lieux, des personnages et des traditions familiales qui forment les racines solides de l’adulte, mais aussi l’écriture de destins collectifs, de tous ceux qui retrouvent une part d’eux-mêmes dans les traits du négrillon.

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