Extrait :

Robbe-Grillet-La Jalousie (2)A… est assise à table, la petite table à écrire qui se trouve contre la cloison de droite, celle du couloir. Elle se penche en avant sur quelque travail minutieux et long : remaillage d’un bas très fin, polissage des ongles, dessin au crayon d’une taille réduite. Mais A… ne dessine jamais ; pour reprendre une maille filée, elle se serait placée plus près du jour ; si elle avait eu besoin d’une table pour se faire les ongles, elle n’aurait pas choisi cette table-là.

Malgré l’apparente immobilité de la tête et des épaules, des vibrations saccadées agitent la masse noire de ses cheveux. De temps en temps elle redresse le buste et semble prendre du recul pour mieux juger de son ouvrage. D’un geste lent, elle rejette en arrière une mèche, plus courte, qui s’est détachée de cette coiffure trop mouvante, et la gêne. La main s’attarde à remettre en ordre les ondulations, où les doigts effilés se plient et se déplient, l’un après l’autre, avec rapidité quoique sans brusquerie, le mouvement se communiquant de l’un à l’autre d’une manière continue, comme s’ils étaient entraînés par le même mécanisme.

Penchée de nouveau, elle a maintenant repris sa tâche interrompue. La chevelure lustrée luit de reflets roux, dans le creux des boucles. De légers tremblements, vite amortis, la parcourent d’une épaule vers l’autre, sans qu’il soit possible de voir remuer, de la moindre pulsation, le reste du corps.

Alain Robbe-Grillet, La Jalousie, 1957

Analyse :

Robbe-GrilletPour Robbe-Grillet, le personnage, tel qu’il le définit dans Pour un Nouveau Roman, « n’est plus qu’un support insaisissable, presque invisible ». Ce qui compte est le regard posé sur les choses ou sur les êtres : « il y a toujours le regard qui les voit, la pensée qui les revoit, la passion qui les déforme ».  C’est le cas dans notre extrait, où nous est livré un « portrait » d’A.

Le titre, La Jalousie, fonctionne par syllepse : il s’agit à la fois des persiennes à travers lesquelles le narrateur épie A et du sentiment éprouvé par ce narrateur qui, comme le personnage, n’existe que par ce regard et ce sentiment. Le narrateur n’est jamais mentionné dans le texte et il ne se nomme jamais. Le lecteur doit donc se contenter de suppositions et limiter sa propre perception des êtres et des choses à celle de ce regard et de cette pensée.

La progression à thème linéaire, dans la première phrase, inscrit le personnage observé dans l’espace tout en l’enfermant dans la toile du texte. Mais la « maille » du texte, à peine tissée, est aussitôt « détissée », à l’image de la « maille » du « bas très fin », « filée », recousue et aussitôt décousue : toutes les suppositions sur le sens des gestes de A sont en effet immédiatement réduites à néant par les tournures négatives qui suivent. Tel Pénélope, le narrateur – par le biais du conditionnel – défait l’ouvrage qu’il a filé, inscrivant l’acte d’écrire dans la répétition permanente.

La forte modalisation témoigne d’un regard subjectif porté sur le personnage, regard pointilleux, voire obsessionnel, qui se focalise sur les cheveux de A dont la description se répète, se précisant et se déformant au fil des phrases : « masse noire des cheveux », « mèche », « coiffure trop mouvante », « ondulations », « chevelure lustrée de reflets roux », « creux des boucles ». Fétichiste, le regard essaie de fixer l’image de la chevelure mais celle-ci, « trop mouvante », reste insaisissable. Le portrait de A témoigne de la difficulté de figer le vivant dans l’acte d’écrire. Le personnage décrit est en tension entre immobilité (« apparente immobilité de la tête et des épaules », « sans qu’il soit possible de voir remuer […] le reste du corps ») et mouvement (« se penche », « vibrations saccadées », « agitent », « mouvante », « rapidité », « mouvement », « légers tremblements »). Mais, loin de viser à construire une unité ou à créer un effet de réel, l’écriture déconstruit le portrait de A, personnage dont l’identité se réduit à une initiale, une lettre majuscule, l’un des sommets du triangle amoureux de La Jalousie.

Le corps, fragmenté (« ongles », « cheveux », « main », « doigts »), est aussi mécanisé : en faisant apparaître le « mécanisme » du corps, le narrateur rend visible le mécanisme du texte. Cette dimension métatextuelle peut se lire dans l’effet de zoom sur les doigts de la main, au deuxième paragraphe : les doigts « effilés », à l’image de la maille du texte (« effilés » signifiant longs et minces, mais aussi détissés fil à fil), remettent en ordre les ondulations de la chevelure, avant de reprendre leur « tâche interrompue », « travail long et minutieux » dans lequel on peut reconnaître l’acte d’écrire, ce qui renforce la dimension réflexive du texte. Avec le Nouveau Roman, le personnage n’est donc plus que texte, maille qui se file et se défile en fonction du regard qui le voit, de la pensée qui le revoit et de la « jalousie » qui le déforme.

chouette-liseuse

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