Chamoiseau-Chemin-d'écoleCe fut le Maître qui s’exprima. Et là, le négrillon prit conscience d’un fait criant : le Maître parlait français. Man Ninotte utilisait de temps à autre des chiquetailles de français, un demi-mot par-ci, un quart-de-mot par-là, et ses paroles françaises étaient des mécaniques qui restaient inchangées. Le Papa lui, à l’occasion d’un punch, déroulait un français d’une manière cérémonieuse qui n’en faisait pas une langue, mais un outil ésotérique pour créer des effets. Quant aux Grands, leur expression naturelle était créole, sauf avec Man Ninotte, les autres grandes-personnes et plus encore avec le Papa. Pour s’adresser à eux, il fallait reconnaître la distance en utilisant un rituel de respect. Et tout le reste pour tout le monde (les joies, les cris, les rêves, les haines, la vie en vie…) était créole. Cette division de la parole n’avait jamais auparavant attiré l’attention du négrillon. Le français (qu’il ne nommait même pas) était quelque chose de réduit qu’on allait chercher sur une sorte d’étagère, en dehors de soi, mais qui restait dans un naturel de bouche proche du créole. Proche par l’articulation. Par les mots. Par la structure de la phrase. Mais là, avec le Maître, parler n’avait qu’un seul et vaste chemin. Et ce chemin français se faisait étranger. L’articulation changeait. Le rythme changeait. L’intonation changeait. Des mots plus ou moins familiers se mettaient à sonner différemment. Ils semblaient provenir d’un lointain horizon et ne disposaient plus d’aucune proximité créole. Les images, les exemples, les références du Maître n’étaient plus du pays. Le Maître parlait français comme les gens de la radio ou les matelots de la Transat. Et il ne parlait que cela avec résolution. Le français semblait l’organe même de son savoir. Il prenait plaisir à ce petit sirop qu’il sécrétait avec ostentation. Et sa langue n’allait pas en direction des enfants comme celle de Man Salinière, pour les envelopper, les caresser, les persuader. Elle se tenait au-dessus d’eux dans la magnificence d’un colibri-madère immobile dans le vent. Ô le Maître était français !

Patrick Chamoiseau, Une Enfance créole, II. Chemin-d’école, 1994, pages 67-68

ChamoiseauDans son autobiographie Une Enfance créole, Patrick Chamoiseau raconte, à la troisième personne, son enfance et son adolescence en Martinique dans les années 1950-1960. Chemin-d’école, deuxième volume de cette trilogie, est consacré à son entrée à l’école et à sa découverte de l’écriture. Le jour de la rentrée des classes, le « négrillon », personnage principal derrière lequel on peut reconnaître l’auteur enfant, découvre à la fois l’univers hostile de l’école primaire, placée sous le signe de la République française, et l’existence d’une nouvelle langue, très éloignée de sa langue maternelle. C’est la prise de conscience de la « division de la parole » entre le français et le créole, événement clé dans la vie du négrillon, que relate l’extrait étudié ici. Face au maître qui s’exprime en français, l’enfant, bouleversé par cette révélation, se met à réfléchir au langage des différents membres de sa famille ; c’est à leur pratique du français que l’on s’intéressera d’abord ; puis à celle du Maître, si éloignée de ce que le négrillon connaissait jusque là.

La phrase « le maître parlait français », écrite en italique et répétée à la ligne 36, indique une prise de conscience aussi brutale que capitale dans la vie du négrillon : celle de la « division de la parole », prise de conscience qui plonge l’enfant dans une véritable méditation où tous les membres de sa famille sont convoqués.
Sa mère, Man Ninotte, utilise quelques mots français, toujours les mêmes. La métaphore qui désigne alors le français montre le caractère automatique et artificiel de son usage : « des mécaniques qui restaient inchangées » (l.8). L’emploi métaphorique du terme « chiquetailles », issu du créole, témoigne également d’une utilisation morcelée du français (« un demi-mot par-ci, un quart-de-mot par-là », à l’image des morceaux de morue assemblés pour constituer un plat aux saveurs typiquement créoles.
Le Papa, lui, parle le français avec un excès de solennité, plus particulièrement quand il a bu (« à l’occasion d’un punch »). Là encore, le narrateur souligne le caractère artificiel de cet usage : l’emploi métaphorique du verbe « déroulait » apparente la langue française au tapis rouge déroulé à l’occasion de cérémonies officielles, image que vient renforcer le complément « d’une manière cérémonieuse ». De même, par le biais de la métaphore « un outil ésotérique », le français devient, pour le Papa, le moyen d’impressionner son entourage. L’adjectif « ésotérique » renvoie en effet à quelque chose d’obscur, de mystérieux pour quiconque n’appartient pas au petit cercle des initiés. On devine derrière ce portrait l’ironie amusée de l’écrivain adulte se penchant sur ces souvenirs.
Le français est un objet à la fois étrange et familier, « quelque chose de réduit qu’on allait chercher sur une sorte d’étagère, en dehors de soi ». Cette métaphore montre que, même s’il reste « proche » du créole, comme le souligne la répétition de cet adjectif, il ne fait pas vraiment partie d’eux et est réservé à un usage ritualisé. Pour les enfants, par exemple, l’usage du français est obligatoire pour s’adresser aux adultes : « il fallait reconnaître la distance en utilisant un rituel de respect ». Le terme « rituel » renforce l’aspect cérémonieux, voire sacré, de la pratique du français. A l’opposé, le créole réunit « tout le monde » : c’est la langue « naturelle », spontanée, celle des émotions et de la vie : « leur expression naturelle était créole ». L’accumulation entre parenthèses, « les joies, les cris, les rêves, les haines, la vie en vie », retranscrit le foisonnement vivant du créole qui s’oppose ainsi au caractère figé des quelques expressions françaises en usage dans la famille.
La véritable « division de la parole » ne se fait toutefois pas entre ces deux langues : face au Maître, l’enfant découvre un autre français, très différent de celui pratiqué chez lui.

Le français parlé par le Maître est présenté comme une langue étrangère, lointaine et incompréhensible.
L’opposition entre le français pratiqué dans sa famille et le français du Maître est marquée par la conjonction de coordination « mais » qui marque aussi un retour des pensées du négrillon dans la salle de classe. La répétition du verbe « changeait » témoigne alors du désarroi de l’enfant face au bouleversement de ses repères linguistiques. Ce désarroi est d’autant plus fort que le Maître exclut toute autre langue que celle importée de France, comme le souligne la négation restrictive : « il ne parlait que cela avec résolution ». L’extrait s’achève sur une phrase en italique qui fait écho à celle du début mais où le verbe être a remplacé le verbe parler : « Ô le Maître était français ! ». La modalité exclamative, associée à la tournure lyrique, témoigne du bouleversement de l’enfant qui a compris que la langue est aussi une identité et que, dans l’enceinte de l’école, son identité à lui est remise en cause.
Les nombreuses métaphores et comparaisons qui désignent le français du Maître insistent sur son caractère lointain et inaccessible : « avec le Maître, parler n’avait qu’un seul et vaste chemin. Et ce chemin français se faisait étranger ». La représentation spatiale de la langue (« chemin ») symbolise l’éloignement France-Martinique, éloignement géographique et culturel. Les mots « semblaient provenir d’un lointain horizon », écrit Chamoiseau un peu plus loin. La comparaison du français du Maître avec celui des « gens de la radio » ou des « matelots de la transat » fait du français une langue qui a voyagé sur les ondes… que ce soit celles de la radio ou celles de l’Atlantique…
En ce jour de rentrée, cet « éloignement » crée un fossé d’incompréhension entre les enfants et le Maître qui seul semble savourer le français comme une friandise : « Il prenait plaisir à ce petit sirop qu’il sécrétait avec ostentation ». La métaphore montre à la fois la fierté et le plaisir que prend le Maître à parler cette langue, mais ce plaisir le rend aussi totalement indifférent à l’incompréhension de ses élèves. L’enfant compare alors la langue du Maître avec celle de Man Salinière, la première maîtresse, toujours pour stigmatiser son caractère lointain et inaccessible, opposé à la proximité et à la douceur de la parole de l’institutrice qui manipulait encore, elle, la langue maternelle. La dernière métaphore du texte souligne à la fois la beauté du français et son caractère figé et inaccessible : la langue du Maître « se tenait au-dessus d’eux dans la magnificence d’un colibri-madère immobile dans le vent ».
Du point de vue du négrillon, le langage du Maître, parce qu’il est inaccessible, semble avoir perdu sa fonction première, celle de communiquer, pour n’être plus qu’un objet esthétique et poétique.

En découvrant brutalement que son maître d’école parle français, le négrillon est amené à s’interroger sur son propre langage, dominé bien sûr par le créole, langue maternelle et langue des émotions, mais aussi morcelé de « chiquetailles de français », un français réservé aux formules de politesse et aux effets oratoires. Face à cette langue familière, le Maître dresse une autre langue, venue d’outre-Atlantique, qui est encore totalement étrangère aux enfants. La prise de conscience de la « division de la parole » et du caractère identitaire de la langue est capitale pour le négrillon mais aussi, et surtout, pour l’écrivain qu’il est devenu. L’écriture de Chamoiseau s’est nourrie du mélange du créole et du français, et semble avoir résolu cette « division » dans un style original propre aux écrivains de la Créolité.

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