Sujet

Vous entreprenez, dans une classe de Seconde, une étude du corpus proposé en liaison avec l’objet d’étude : La tragédie et la comédie au XVIIsiècle : le classicisme.

Dans une composition argumentée, vous définirez votre projet d’ensemble et ses modalités d’exécution en justifiant vos choix. 

  • Texte 1 : Racine, Andromaque, Acte III, scène 7, 1667.
  • Texte 2 : Racine, Andromaque, Acte IV, scène 5, 1667.
  • Texte 3 : Racine, Britannicus, Acte II, scène 6, 1669.
  • Texte 4 : Racine, Bérénice, Acte V, scène 7, 1670.

Texte 1 : Racine, Andromaque, Acte III, scène 7 (scène intégrale), 1667

PYRRHUS, ANDROMAQUE, CEPHISE

PYRRHUS continue
Madame, demeurez.
On peut vous rendre encor ce fils que vous pleurez.
Oui, je sens à regret qu’en excitant vos larmes
Je ne fais contre moi que vous donner des armes.
Je croyais apporter plus de haine en ces lieux.
Mais, Madame, du moins tournez vers moi les yeux
Voyez si mes regards sont d’un juge sévère,
S’ils sont d’un ennemi qui cherche à vous déplaire.
Pourquoi me forcez-vous vous-même à vous trahir ?
Au nom de votre fils, cessons de nous haïr.
A le sauver enfin c’est moi qui vous convie.
Faut-il que mes soupirs vous demandent sa vie ?
Faut-il qu’en sa faveur j’embrasse vos genoux ?
Pour la dernière fois, sauvez-le, sauvez-vous.
Je sais de quels serments je romps pour vous les chaînes,
Combien je vais sur moi faire éclater de haines.
Je renvoie Hermione, et je mets sur son front,
Au lieu de ma couronne, un éternel affront.
Je vous conduis au temple où son hymen s’apprête
Je vous ceins du bandeau préparé pour sa tête.
Mais ce n’est plus, Madame, une offre à dédaigner :
Je vous le dis, il faut ou périr ou régner.
Mon cœur, désespéré d’un an d’ingratitude.
Ne peut plus de son sort souffrir l’incertitude.
C’est craindre, menacer, et gémir trop longtemps.
Je meurs si je vous perds ; mais je meurs si j’attends
Songez-y : je vous laisse, et je viendrai vous prendre
Pour vous mener au temple où ce fils doit m’attendre ;
Et là vous me verrez, soumis ou furieux,
Vous couronner, Madame, ou le perdre à vos yeux.

Texte 2 : Racine, Andromaque, Acte IV, scène 5 (vers 1356 à 1387), 1667

HERMIONE
Je ne t’ai point aimé, cruel ? Qu’ai-je donc fait ?
J’ai dédaigné pour toi les vœux de tous nos princes,
Je t’ai cherché moi-même au fond de tes provinces ;
J’y suis encor, malgré tes infidélités,
Et malgré tous mes Grecs honteux de mes bontés.
Je leur ai commandé de cacher mon injure ;
J’attendais en secret le retour d’un parjure ;
J’ai cru que tôt ou tard, à ton devoir rendu,
Tu me rapporterais un cœur qui m’était dû.
Je t’aimais inconstant ; qu’aurais-je fait fidèle ?
Et même en ce moment où ta bouche cruelle
Vient si tranquillement m’annoncer le trépas,
Ingrat, je doute encor si je ne t’aime pas.
Mais, Seigneur, s’il le faut, si le Ciel en colère
Réserve à d’autres yeux la gloire de vous plaire,
Achevez votre hymen, j’y consens. Mais du moins
Ne forcez pas mes yeux d’en être les témoins.
Pour la dernière fois je vous parle peut-être :
Différez-le d’un jour ; demain vous serez maître.
Vous ne répondez point ? Perfide, je le voi,
Tu comptes les moments que tu perds avec moi !
Ton cœur, impatient de revoir ta Troyenne,
Ne souffre qu’à regret qu’un autre t’entretienne.
Tu lui parles du cœur, tu la cherches des yeux.
Je ne te retiens plus, sauve-toi de ces lieux :
Va lui jurer la foi que tu m’avais jurée,
Va profaner des Dieux la majesté sacrée.
Ces Dieux, ces justes Dieux n’auront pas oublié
Que les mêmes serments avec moi t’ont lié.
Porte aux pieds des autels ce cœur qui m’abandonne ;
Va, cours. Mais crains encor d’y trouver Hermione.

Texte 3 : Racine, Britannicus, Acte II, scène 6 (scène intégrale), 1669

JUNIE, BRITANNICUS, NARCISSE

BRITANNICUS
Madame, quel bonheur me rapproche de vous ?
Quoi ! je puis donc jouir d’un entretien si doux ?
Mais parmi ce plaisir, quel chagrin me dévore !
Hélas ! puis-je espérer de vous revoir encore ?
Faut-il que je dérobe, avec mille détours,
Un bonheur que vos yeux m’accordaient tous les jours ?
Quelle nuit ! quel réveil ! Vos pleurs, votre présence
N’ont point de ces cruels désarmé l’insolence ?
Que faisait votre amant ? Quel démon envieux
M’a refusé l’honneur de mourir à vos yeux ?
Hélas ! dans la frayeur dont vous étiez atteinte,
M’avez-vous en secret adressé quelque plainte ?
Ma princesse, avez-vous daigné me souhaiter ?
Songiez-vous aux douleurs que vous m’alliez coûter ?
Vous ne me dites rien ! Quel accueil ! Quelle glace !
Est-ce ainsi que vos yeux consolent ma disgrâce ?
Parlez : nous sommes seuls. Notre ennemi trompé
Tandis que je vous parle est ailleurs occupé.
Ménageons les moments de cette heureuse absence.

JUNIE
Vous êtes en des lieux tout pleins de sa puissance.
Ces murs mêmes, Seigneur, peuvent avoir des yeux,
Et jamais l’empereur n’est absent de ces lieux.

BRITANNICUS
Et depuis quand, madame, êtes-vous si craintive ?
Quoi ? déjà votre amour souffre qu’on le captive ?
Qu’est devenu ce cœur qui me jurait toujours
De faire à Néron même envier nos amours ?
Mais bannissez, Madame, une inutile crainte.
La foi dans tous les cœurs n’est pas encore éteinte ;
Chacun semble des yeux approuver mon courroux :
La mère de Néron se déclare pour nous ;
Rome, de sa conduite elle-même offensée…

JUNIE
Ah ! Seigneur, vous parlez contre votre pensée.
Vous-même, vous m’avez avoué mille fois
Que Rome le louait d’une commune voix ;
Toujours à sa vertu vous rendiez quelque hommage.
Sans doute la douleur vous dicte ce langage.

BRITANNICUS
Ce discours me surprend, il le faut avouer :
Je ne vous cherchais pas pour l’entendre louer.
Quoi ? pour vous confier la douleur qui m’accable,
A peine je dérobe un moment favorable,
Et ce moment si cher, Madame, est consumé
A louer l’ennemi dont je suis opprimé ?
Qui vous rend à vous-même, en un jour, si contraire ?
Quoi ! même vos regards ont appris à se taire ?
Que vois-je ? Vous craignez de rencontrer mes yeux ?
Néron vous plairait-il ? Vous serais-je odieux ?
Ah ! si je le croyais… Au nom des dieux, Madame,
Eclaircissez le trouble où vous jetez mon âme.
Parlez. Ne suis-je plus dans votre souvenir ?

JUNIE
Retirez-vous, Seigneur ; l’empereur va venir.

BRITANNICUS
Après ce coup, Narcisse, à qui dois-je m’attendre ?

Texte 4 : Racine, Bérénice, Acte V, scène 7 (vers 1469 à 1506), 1670

BERENICE, se levant.
Arrêtez, arrêtez. Princes trop généreux,
En quelle extrémité me jetez-vous tous deux !
Soit que je vous regarde, ou que je l’envisage,
Partout du désespoir je rencontre l’image.
Je ne vois que des pleurs, et je n’entends parler
Que de trouble, d’horreurs, de sang prêt à couler.
(A Titus)
Mon cœur vous est connu, Seigneur, et je puis dire
Qu’on ne l’a jamais vu soupirer pour l’empire.
La grandeur des Romains, la pourpre des Césars
N’a point, vous le savez, attiré mes regards.
J’aimais, Seigneur, j’aimais : je voulais être aimée.
Ce jour, je l’avouerai, je me suis alarmée :
J’ai cru que votre amour allait finir son cours.
Je connais mon erreur, et vous m’aimez toujours.
Votre cœur s’est troublé, j’ai vu couler vos larmes.
Bérénice, Seigneur, ne vaut point tant d’alarmes,
Ni que par votre amour l’univers malheureux,
Dans le temps que Titus attire tous ses vœux
Et que de vos vertus il goûte les prémices,
Se voie en un moment enlever ses délices.
Je crois, depuis cinq ans jusqu’à ce dernier jour,
Vous avoir assuré d’un véritable amour.
Ce n’est pas tout : je veux, en ce moment funeste,
Par un dernier effort couronner tout le reste.
Je vivrai, je suivrai vos ordres absolus.
Adieu, Seigneur, régnez : je ne vous verrai plus.
(A Antiochus)
Prince, après cet adieu, vous jugez bien vous-même
Que je ne consens pas de quitter ce que j’aime,
Pour aller loin de Rome écouter d’autres vœux.
Vivez, et faites-vous un effort généreux.
Sur Titus et sur moi réglez votre conduite.
Je l’aime, je le fuis : Titus m’aime, il me quitte.
Portez loin de mes yeux vos soupirs et vos fers.
Adieu : servons tous trois d’exemple à l’univers
De l’amour la plus tendre et la plus malheureuse
Dont il puisse garder l’histoire douloureuse.
Tout est prêt. On m’attend. Ne suivez point mes pas.
(A Titus)
Pour la dernière fois, adieu, Seigneur.

ANTIOCHUS
Hélas !

Bérénice

Le mot « classicisme » apparaît en 1823 sous la plume de Stendhal, dans son « manifeste » romantique, Racine et Shakespeare, où l’auteur d’Andromaque devient l’incarnation de l’idéal classique à reléguer, pour les jeunes romantiques, dans un passé démodé et archaïque. Ce parti pris artistique, évidemment partisan et donc contestable, exprime néanmoins la parfaite adéquation entre un auteur et son époque. En une dizaine d’années, l’essentiel de l’œuvre dramatique de Racine transpose la source antique et son modèle formel dans un univers tragique en tous points conforme aux attentes de son temps. En remplaçant la violence incantatoire du vers grec par le langage galant des princes pour se conformer au goût de son époque et aux bienséances, Racine exprime les passions antagonistes et féroces de ses personnages dans un lexique poétique qui se coule parfaitement dans l’alexandrin classique. Le héros tragique, en proie à des forces qui le dépassent et lui révèlent, au final, son impuissance et sa misère, est enfermé en lui-même, enfermement suggéré et renforcé par les unités de temps et de lieu, et ne peut échapper à sa destinée, la moira des Grecs ou le fatum latin. L’amour, dans la tragédie, devient passion incontrôlable et destructrice. Etudier des extraits de pièces de Racine dans le cadre de l’objet d’étude « la tragédie et la comédie au XVIIe siècle : le classicisme », est l’occasion de faire connaître aux élèves de Seconde « les caractéristiques du genre théâtral et les effets propres au tragique », de leur « faire percevoir les grands traits de l’esthétique classique » et de leur « donner des repères dans l’histoire du genre ». Les trois pièces dont sont extraits les quatre textes soumis à notre étude sont très proches chronologiquement – de 1667 à 1670 – et correspondent au début de la carrière d’un écrivain déjà en pleine possession de son art. Il s’agit de deux extraits d’Andromaque, la scène 7 de l’acte III et la scène 5 de l’acte IV, de la scène 6 de l’acte II de Britannicus et du dénouement de Bérénice, scène 7 de l’acte V. Tous les textes choisis expriment les souffrances imposées par l’amour à travers des tirades dont le lyrisme, le pathétique et la tournure galante ne parviennent pas à dissimuler la violence, d’ailleurs plus ou moins contenue. Si la passion rend féroces Pyrrhus et Hermione, le jeune Britannicus semble surtout désorienté par la froideur de Junie, comme en témoigne l’importance de la modalité interrogative dans son discours. Bérénice, quant à elle, accepte avec dignité le sacrifice de son amour à la raison d’Etat, dans un discours qui touche au sublime. Le théâtre de Racine est un théâtre de la parole et l’on note l’absence de didascalies dans les textes proposés, la fonction de régie étant contenue dans le discours. Or, la parole tragique, ambigüe, oscille entre transparence et opacité, tendresse et furor. L’« effet de sourdine » propre au langage classique et analysé par Léo Spitzer[1], laisse percevoir avec intensité la violence des passions qui « sourd » derrière les contraintes formelles, les tournures poétiques et le lexique galant. Dans les différentes scènes étudiées, la parole cache et révèle à la fois les fractures internes des personnages et Racine nous livre une véritable mise en scène de la contradiction et de la fêlure. Seul le dénouement de Bérénice, atypique, semble permettre de réunir les deux « ethos » chez l’héroïne : l’éthos royal et l’ethos passionnel. Le sublime parvient à dépasser la passion ; pourtant, sous les apparences d’un langage maîtrisé, la passion est loin d’être éteinte… Ainsi, dans le théâtre de Racine, la parole est voilée : le discours de Bérénice semble transparent (« Mon cœur vous est connu, Seigneur, et je puis dire »…), mais derrière le renoncement exprimé se laissent entendre les soupirs de l’héroïne racinienne (« J’aimais, Seigneur, j’aimais : je voulais être aimée »). Dans les autres scènes, la parole est non seulement voilée mais piégée : Britannicus ignore que son dialogue avec Junie est épié par Néron ; le chantage exercé par Pyrrhus derrière le langage amoureux enferme Andromaque dans un dilemme tragique (épouser son tyran ou perdre son enfant) ; la fureur d’Hermione la transforme en inquiétante Némésis prédisant à Pyrrhus un bien sombre avenir… Il s’agira alors de montrer, au cours de cette séquence, en quoi le théâtre de Racine met en scène une parole piégée, en tension entre raison et passion, amour et pouvoir, transparence et opacité. La parole tragique rend visible l’intériorité des personnages, leurs fractures, dans des scènes où les mots, mais aussi les silences, les absences, les gestes ou les regards prennent corps et dévoilent les profondeurs du cœur humain.

Placée au deuxième trimestre, notre séquence pourrait suivre l’étude d’une comédie de Molière, L’Ecole des femmes, ayant permis à la fois de raviver les connaissances acquises au collège sur les spécificités d’écriture du genre théâtral et de donner des repères historiques, l’apogée du classicisme correspondant avec celle de l’absolutisme du règne de Louis XIV. Les élèves auraient donc déjà connaissance des règles principales héritées de La Poétique d’Aristote et de l’Epître aux Pisons d’Horace, reprises par Boileau dans son Art poétique en 1674 : unités de lieu, de temps, d’action, vraisemblance et bienséances[2]. Pièce en cinq actes écrite en vers, L’Ecole des femmes prépare en outre à la lecture des textes de Racine et aborde, sur un mode comique, les thèmes de l’amour contrarié et du mariage forcé que l’on trouve, sur un mode tragique et dans un registre élevé, dans les textes de notre corpus. Celui-ci permettra ainsi de rendre compte, par contraste, des « effets propres au tragique ». Pyrrhus n’est pas un barbon ridicule, en effet, mais le vainqueur de Troie et un roi puissant, et ses menaces n’ont pas le même effet sur Andromaque – et sur le lecteur/spectateur – que celles d’Arnolphe sur Agnès… La séquence suivra la progression des différents moments de l’action dramatique auxquels correspond le discours : le statut de la parole, au cœur de notre corpus, est en effet profondément lié au temps de l’action tragique. Britannicus, au début de la pièce, se trouve en plein désarroi face à cette parole piégée dont il ne saisit ni les codes ni les enjeux. Il ignore que Néron, caché, assiste à son entrevue avec Junie. Le dialogue est faussé – au sens moral mais aussi musical du terme – car Junie, devenue actrice contre son gré, joue faux : le tyran dissimulé s’est substitué à la fois au spectateur et au metteur en scène et lui impose un rôle que la jeune femme répugne à tenir. Le paradoxe de Junie est alors lié au fait qu’elle doive dire sans dire, d’où l’importance, dans la scène, des regards et du double langage que le jeune Britannicus ne parvient pas à interpréter correctement. L’ironie tragique se fonde ici sur la méprise du langage qui, en ce début de pièce, apparaît comme un obstacle redoutable entre les deux amants. Dans les deux scènes d’Andromaque, la crise est à son paroxysme et la parole est urgente, ce qui explique l’extrême tension entre tendresse et violence, tension perceptible dans le glissement du discours galant vers le furor. Dans la scène 7 de l’acte III, la tirade de Pyrrhus évoque un chantage et un ultimatum tout en permettant une réflexion sur l’éthos. Le personnage change peu à peu de stratégie argumentative, évolution en lien avec les silences d’Andromaque. Les élèves auront en effet à percevoir que, sous couvert d’être un quasi monologue, la scène est un véritable dialogue. C’est également le cas dans la scène 5 de l’acte IV, mais, cette fois-ci, Pyrrhus est silencieux et assiste, comme le spectateur, au spectacle de l’hybris et du furor tragiques à l’œuvre dans la tirade d’Hermione. La mise en parallèle de ces deux scènes fait apparaître les points communs entre ces deux personnages tragiques, à l’éthos fracturé, qui fonctionnent comme des doubles. A l’inverse des personnages précédents, Bérénice, à la scène 7 de l’acte V, semble réconciliée avec elle-même et maîtriser à la fois son cœur, son discours et son destin, dans un acte de renoncement qui touche au sublime. Le dénouement de Bérénice est en effet le moment de l’action dramatique où s’exprime avec le plus d’intensité cette « tristesse majestueuse qui fait tout le plaisir de la tragédie ». La passion est mise à distance, suivant l’« effet de sourdine » de Spitzer, pourtant la poétique de la passion submerge la fin de cette pièce, la parole tentant de réunir ce que la passion avait scindé. En guise d’évaluation sommative, on proposera un sujet de dissertation permettant aux élèves de réinvestir leurs connaissances sur les spécificités du genre tragique et de l’esthétique classique en s’appuyant sur le corpus étudié.

La première séance, d’une durée de deux heures, sera construite autour de la scène 6 de l’acte II de Britannicus, où l’on découvre un héros tragique confronté à un espace et à une parole piégés. Afin que les élèves saisissent l’enjeu de cette scène, il convient au préalable de les informer de la situation à ce moment de l’action dramatique : Néron, caché, observe Junie à qui il a imposé d’éconduire Britannicus ; il s’agit donc d’une scène à témoin caché, ce qui implique une situation d’énonciation complexe méritant d’être analysée.

L’analyse de ce passage mettra d’abord en évidence les caractéristiques et les enjeux du dialogue entre les deux amants. L’espace dans lequel évoluent les personnages est piégé, ce que Britannicus, contrairement à Junie, ignore. Le dialogue théâtral, qui est aussi mise en espace de la parole, est donc faussé, les deux personnages ne jouant pas dans le même registre. Britannicus tient un discours galant, amoureux, dans une rhétorique lyrique qui l’amène à se dévoiler, le rendant vulnérable : cette parole transparente le met en effet en danger, comme tente de l’en avertir Junie, en vain. Lorsqu’il assimile la froideur de la jeune femme à de l’amour pour son rival, son discours, envahi par les modalités interrogative et exclamative, traduit son désarroi, sa jalousie et son désespoir, rendus plus intenses encore par la présence d’un lexique précieux (« vos regards », « ma princesse », « cruels », « odieux », « mon âme »…) inapproprié et dangereux dans cet espace piégé. La contrainte formelle de l’alexandrin traduit l’enfermement de Britannicus dans son erreur, effet particulièrement perceptible dans le rythme binaire du vers 46 : « Néron vous plairait-il ? Vous serais-je odieux ? ». Le héros ne parvient pas à décoder les signes qui lui permettraient de sortir de cette parole et de cet espace piégés, c’est pourquoi cette scène de dépit amoureux bascule vers le tragique. Junie, elle, depuis son enlèvement par les gardes de Néron, évolue déjà dans l’espace tragique et, par une rhétorique du dévoilement, tendue entre transparence et opacité, tente de donner à Britannicus les clés de ce nouveau langage. La présence menaçante de Néron oblige la jeune femme à tenir un double langage, à dire par-delà les mots : la rime antithétique « absence » / « puissance » (v.19-20), les paronymes « yeux » / « lieux » (v. 21-22), ont pour but de rendre sensible la présence de l’empereur. Mais Britannicus reste sourd aux sous-entendus et interprète métaphoriquement l’expression du vers 21 (« ces murs […] peuvent avoir des yeux ») alors que Junie l’utilise au sens concret. Sourd aux allusions, le jeune homme ne parvient pas non plus à déchiffrer les signes non verbaux, tel le regard de Junie, comme en témoigne la didascalie interne du vers 45 (« Que vois-je ? Vous craignez de rencontrer mes yeux ? ») : lui-même profondément sincère, il ne parvient pas à lire la vérité derrière le voile des apparences, à deviner ce que cherchent à la fois à cacher et à révéler les yeux de sa maîtresse. Evoluant dans deux espaces inconciliables – galant pour Britannicus et tragique pour Junie – les personnages ne peuvent se comprendre, au point que Junie, au lieu de répondre à l’injonction de son amant (« Parlez », v.49), préfère mettre fin au dialogue (« Retirez-vous, Seigneur »). Ainsi Racine nous livre-t-il ici, bien avant Beckett ou Ionesco, une véritable mise en scène de l’incommunicabilité.

Or, si les jeunes amants ne parviennent pas à communiquer, c’est parce que Néron, par sa présence sournoise, pèse sur leur dialogue. Incarnation d’un pouvoir tyrannique, l’empereur souhaite déposséder son rival non seulement de son rôle politique (Britannicus, fils de Claudius, est l’héritier légitime du trône) mais aussi de son rôle sentimental. « Je suis fort donc on doit m’aimer » : cette formule par laquelle Pascal, dans les Pensées, définit la tyrannie, s’applique parfaitement à Néron tel que le dépeint Racine. Le dialogue de la scène 6 exhibe la tension entre passion et pouvoir, à l’œuvre dans toute tragédie. Britannicus se présente à la fois comme une victime de l’amour (comme le montrent l’antithèse « plaisir » / « chagrin » du vers 3 puis l’expression de son dépit) et comme une victime de l’Histoire et de la politique. La métonymie « Rome », reprise en écho par Junie, expose au spectateur la fragilité de la situation du jeune prince, soutenu seulement « des yeux » (v.29) par une majorité dont le silence ne laisse rien présager de bon. Ironie tragique, Britannicus pense avoir l’avantage sur son « ennemi » (« Parlez : nous sommes seuls. Notre ennemi trompé / Tandis que je vous parle est ailleurs occupé », v.17-18). Or, comme Junie et Néron, le spectateur sait que le jeune héros se trompe et que, par sa parole sincère, transparente, il se met en danger sans le savoir. L’ironie tragique se fonde ainsi sur la méprise du langage. Enfermé dans un espace piégé, Britannicus est broyé par une mécanique implacable – une « machine infernale », pour reprendre la formule de Cocteau – incarnée sur scène par le « monstre naissant » qu’est Néron.

Néron est en effet le maître de ce jeu cruel : véritable double du metteur en scène, mais aussi du spectateur, il usurpe toutes les fonctions… Junie joue le rôle imposé par le tyran qui, dans l’ombre, assiste à la scène. La jeune femme se révèle d’ailleurs une bonne actrice, comme en témoignent les réactions de son amant, faisant fonction de régie dans un texte dont les didascalies sont absentes. La didascalie interne du vers 15, « Vous ne me dites rien ? Quel accueil ! Quelle glace ! » traduit l’attitude de Junie. La métaphore illustre ici la froideur d’un regard masquant l’ardeur des sentiments réels. L’isotopie du regard est omniprésente dans le dialogue et met en lumière la méprise de Britannicus, incapable de lire, comme on l’a vu, derrière le masque de la comédienne. Véritable mise en abyme du théâtre, cette scène exhibe de manière particulièrement intense le jeu de la double énonciation propre au langage théâtral tel que l’a étudié Anne Ubersfeld dans Lire le théâtre3. Chaque réplique de Junie s’adresse à Britannicus, mais aussi à Néron. On pourrait alors parler de triple énonciation, dans la mesure où le lecteur/spectateur est le troisième destina[3]taire de cet énoncé. Cet aspect dramatique de la scène renforce le caractère tragique du héros, évoluant dans un espace piégé qui est aussi l’espace scénique : personnage de théâtre, Britannicus n’est pas seulement manipulé par Néron, mais aussi par le dramaturge…

En prolongement de cette séance, il serait intéressant d’amener les élèves à s’interroger sur la représentation scénique de cette triple destination de la parole en diffusant deux mises en scène très différentes de l’extrait. Dans celle de Gildas Bourdet [1979], Néron, visible du spectateur, se dissimule derrière une grande porte à laquelle Britannicus, face à Junie, tourne le dos. Le metteur en scène choisit ainsi de montrer le face à face entre les deux amants. Alain Françon [en 1991] préfère au contraire privilégier le face à face entre Junie et Néron : la jeune femme tourne le dos à Britannicus et se tient face à un grand rideau derrière lequel se cache le tyran. La présence de ce rideau met également en lumière la dimension métathéâtrale de cette scène, véritable mise en abyme du théâtre. Ainsi, si les deux scènes exhibent l’espace piégé, les metteurs en scène ont une lecture très différente de ce dialogue. Cette réflexion sur la relation entre le texte et sa représentation sera approfondie en Première.

Néron

Notre deuxième séance, d’une durée de deux heures, proposera une lecture analytique du premier extrait d’Andromaque visant à poursuivre l’apprentissage du commentaire tout en approfondissant la réflexion sur l’éthos du personnage tragique menée lors de la séance précédente. La tirade de Pyrrhus, oscillant entre chantage odieux et discours amoureux, révèle l’ambivalence du héros. Il s’agira alors d’amener les élèves à comprendre comment la parole théâtrale met en scène cette fracture du moi pour la rendre visible, sensible et audible.

Un premier axe s’articulera autour de la construction du discours afin de mettre en lumière l’évolution de la stratégie argumentative de Pyrrhus et le rôle essentiel joué par Andromaque, personnage pourtant muet dans cette scène. Il s’agira de montrer comment la tirade rencontre le conflit tragique en fonction des réactions de ce destinataire silencieux. L’extrait commence comme une tentative de réconciliation et de séduction. Comme Britannicus au début de la scène précédemment étudiée, Pyrrhus utilise le langage de la galanterie avec la répétition de l’apostrophe « Madame », la métaphore des « armes » et l’importance accordée aux « regards ». L’impératif sur lequel s’ouvre l’extrait, « Madame, demeurez », peut être cependant interprété aussi bien comme un ordre que comme une prière, ce qui révèle d’emblée la double posture de Pyrrhus. Le premier « mais » (v.6) marque l’échec de cette tentative de réconciliation : la didascalie interne « Madame, du moins tournez vers moi les yeux », en rendant visible l’attitude de refus d’Andromaque, marque une première transition, un changement de ton. Ainsi, la réaction d’Andromaque dicte la conduite du discours. Le roi, qui se présente comme un allié et non plus comme un « ennemi », propose un accord où l’impératif prend plus nettement la forme d’une supplique (« Au nom de votre fils, cessons de nous haïr »), effet renforcé par le parallélisme de construction des vers 12-13 (« Faut-il que mes soupirs… » / « Faut-il qu’en sa faveur… ») et par les anaphores (« faut-il », « sauvez »). L’enjeu de cet accord est Astyanax dont la vie est entre les mains du roi, or, par une stratégie de retournement, Pyrrhus rend sa captive responsable de ses choix : c’est elle qui, malgré la faiblesse de sa position, a le pouvoir de résoudre le conflit tragique. La répétition du pronom « vous », sujet de nombreux verbes (« Pourquoi me forcez-vous vous-même à vous trahir ? »), montre que l’action est entre les mains d’Andromaque. Ainsi, par un effet pervers, le puissant inverse les rôles et se présente comme une victime, comme en témoignent les questions rhétoriques des vers 9, 12 et 13 et l’omniprésence du lexique amoureux. Puis, des vers 15 à 20, Pyrrhus expose les sacrifices auxquels chacun devra consentir, sur le plan politique comme sur le plan personnel, pour résoudre cette situation tragique. La rime « front » / « affront » des vers 17-18 résonne comme un défi et annonce la fureur d’Hermione dont l’analyse fera l’objet de la séance suivante. Le second « mais » (v.21) marque une nouvelle rupture dans le discours : à la prière succède la menace. L’ultimatum est donné, comme l’exprime le rythme binaire des vers : « il faut ou périr ou régner », « soumis ou furieux », « vous couronner, Madame, ou le perdre à vos yeux ». L’alternative, catégorique, renforcée par les parallélismes et les antithèses, traduit l’enfermement d’Andromaque dans ce dilemme tragique. A la fin de la tirade, le pronom « vous » n’est plus sujet mais objet : tyran et victime ont repris leurs rôles respectifs…

Andromaque et Pyrrhus, tableau de Pierre-Narcisse Guérin, 1810

Les structures syntaxiques de l’alternative mettent en lumière le dilemme tragique mais aussi l’ambivalence de Pyrrhus, « héros à double face », pour reprendre la formule de G. Forestier[4]. Cette dualité du personnage – qui sera l’objet de notre deuxième axe – transparaît dans la maîtrise d’un langage galant, courtois, ne parvenant pas à masquer la violence de la passion. Dans cet extrait, en effet, comme dans la tirade d’Hermione, scène 7 de l’acte III, la parole théâtrale met en scène ce conflit intérieur, cette fracture du moi. Pyrrhus glisse du discours précieux au discours violent, glissement qui s’opère à travers le thème du regard (v.6-7). L’extrait exhibe ainsi la confrontation du regard et de la parole. Par son silence, Andromaque laisse ses yeux répondre à la place des mots au chantage du roi : elle met ainsi à jour la violence des sentiments qui se dissimulait d’abord derrière le beau langage. Cette violence s’exprime à travers l’ultimatum imposé, mais aussi dans la rime « trahir »/« haïr » (v.9-10), l’hyperbole « je meurs » (v.26) ou encore la diérèse de « furieux » (v.29) qui allonge et rend audible la fureur de Pyrrhus. Le silence d’Andromaque résonne comme un refus et anéantit le projet de mariage imaginé par le roi, projet qu’il lui confie vers 17 à 20 : « Je renvoie Hermione », « je vous conduis au temple », « je vous ceins du bandeau préparé pour sa tête ». Le présent d’énonciation a ici une valeur d’hypotypose et rend visible l’hymen souhaité : comme Néron, Pyrrhus usurpe à sa façon la fonction du metteur en scène et prépare son spectacle. Cette cérémonie aura d’ailleurs bien lieu, à l’acte V, selon les modalités imposées par le roi, même si, règles du théâtre classique obligent, elle ne sera pas représentée sur scène. Andromaque, silencieuse, apparaît alors comme un double du spectateur, confronté à la fois au spectacle de la passion et à l’horreur du choix. Afin de rendre les élèves sensibles à l’importance du corps dans le théâtre de Racine, il serait intéressant de prévoir une séance décrochée de mise en scène de cet extrait en insistant sur le rôle d’Andromaque.

La tirade d’Hermione, scène 5 de l’acte IV, forme une sorte de diptyque inversé avec celle de Pyrrhus : le roi est maintenant silencieux, mais son silence, comme celui d’Andromaque dans la scène précédemment étudiée, agit sur le discours et transforme l’expression du dolor d’Hermione en mise en scène spectaculaire de l’hybris et du furor tragiques. C’est ce qu’il s’agira d’étudier au cours de la troisième séance, d’une durée de deux heures.

Comme pour le texte précédent, les élèves réfléchiront d’abord à la progression de la tirade d’Hermione, qui commence comme une justification désespérée de son amour et se termine en imprécation. L’interrogation du premier vers résonne comme un cri de désespoir face à l’injustice que lui fait Pyrrhus. L’analepse des vers 2 à 9 exprime les sacrifices concédés par amour. L’espoir déçu prend alors la forme d’une plainte pathétique dont la beauté ne peut que toucher le lecteur/spectateur (à défaut d’émouvoir Pyrrhus…) : au vers 10, par exemple, l’ellipse et l’antithèse s’associent dans une formule lyrique dont la concentration suggère de façon fulgurante la violence d’un amour aux promesses indicibles : « Je t’aimais inconstant, qu’aurais-je fait fidèle ? ». Comme Britannicus, comme Pyrrhus, Hermione se présente comme une victime et fait de l’être aimé son bourreau, ce que soulignent les apostrophes « cruel » (v.1), « ingrat » (v.13), « perfide » (v.20) mêlées au lexique amoureux. A sa façon, Hermione manipule aussi le chantage : la synecdoque « ta bouche cruelle » (v.11) fait porter sur le roi la responsabilité du suicide annoncé (« m’annoncer le trépas » v.12, « Pour la dernière fois je vous parle peut-être », v.18). Les vers 14 à 19 apparaissent alors comme une supplique, rendue sensible par les impératifs de prière (« Achevez », « ne forcez pas mes yeux », « différez-le »). Comme dans le texte précédent, la véritable rupture dans le ton est marquée par une didascalie interne soulignant l’attitude de Pyrrhus, jugée infâmante : « Vous ne répondez point, perfide, je le voi / Tu comptes les moments que tu passes avec moi ! » (v.20-21). Des vers 20 à 24, Hermione décrit et interprète cette attitude dans une sorte de ressassement qui semble nourrir sa colère. Humiliée par le silence de Pyrrhus, l’héroïne laisse alors jaillir le flot de sa fureur et congédie le roi (« Je ne te retiens plus, sauve-toi de ces lieux », v.25) sur une menace proleptique annonçant la fin funeste de Pyrrhus. L’imprécation rend sensible la présence des dieux, puissance superlative dont elle appelle le châtiment sur le parjure. La diérèse du dernier mot (« Hermione ») semble allonger la douleur de l’héroïne dont le moi se fracture sous l’effet des tourments de la passion.

Ainsi, comme pour le texte précédent, un deuxième axe conduira les élèves à analyser les effets de la passion à la fois sur l’éthos et sur la parole tragique. La parole ambivalente, où se mêlent amour et cruauté, témoigne de la fracture du moi, comme dans la scène 7 de l’acte III. Par l’intermédiaire d’Hermione, Pyrrhus se retrouve ici en face de sa propre passion. La thématique du double est donc clairement présente à la fois parce qu’il s’agit de scènes miroirs et parce que Pyrrhus est un double du spectateur en plus d’être celui d’Hermione. La parole tragique rend audible cette fracture intérieure : la passion heurte l’alexandrin, comme c’est le cas, par exemple, dans le dernier vers où le rythme se brise : « Va, cours. Mais crains encor d’y trouver Hermione » (1/1/4/6). Le jeu des pronoms illustre également l’ambivalence des sentiments : si l’emploi du tutoiement peut s’apparenter à l’expression lyrique de la souffrance amoureuse dans les premiers vers, il doit être interprété très différemment à partir du vers 21. En effet, si Hermione trouve assez de force pour contrôler la puissance de sa passion du vers 14 au premier hémistiche du vers 20 – où elle retrouve le langage de la raison et l’usage du vouvoiement – l’impatience qu’elle devine chez Pyrrhus va mettre fin à « l’effet de sourdine ». Le retour au tutoiement devient alors l’expression du mépris et de la haine et la périphrase méprisante « ta Troyenne » (v.22) renvoie Pyrrhus à sa perfidie et à sa trahison. Les allitérations en [k], [t] et [p] qui résonnent à la fin de la tirade laissent entendre le furor d’Hermione.

Hermione

Un dernier axe s’attachera plus particulièrement à cette mise en scène de l’hybris et du furor. En se heurtant au silence de Pyrrhus, la parole d’Hermione évolue et, au fil de la tirade, l’héroïne, telle Médée, va passer du statut de victime pathétique à celui de monstre. D’ailleurs, comme dans la tragédie de Corneille, la furie d’Hermione atteint presque une dimension baroque, comme en témoignent non seulement la thématique du double, mais aussi les images du corps souffrant. L’isotopie du corps, omniprésente dans la tirade, rend le désir palpable. Mais le corps désiré de Pyrrhus se dérobe, échappe à celui d’Hermione pour lui préférer celui d’Andromaque : « Tu lui parles du cœur, tu la cherches des yeux » (v.24). Le rythme binaire rend sensible le balancement tragique mais aussi l’urgence de la situation. Le cœur, métonymie de la passion, est mis en relief par la répétition et, séparé du corps, semble être offert en sacrifice à l’être désiré : « Tu me rapporterais un cœur qui m’était dû » (v.9), « Porte aux pieds des autels ce cœur qui m’abandonne » (v.30). L’être est morcelé : yeux, bouche, cœur se détachent dans des synecdoques qui exhibent à la fois l’amour, la cruauté et la souffrance. Le furor fait sortir Hermione de l’humain : dans le dernier vers, le dédoublement de l’héroïne, dépossédée d’elle-même, aboutit à la proclamation vengeresse de son propre nom : « crains encor d’y trouver Hermione ». L’hybris monstrueux d’Hermione la transforme en véritable Némésis venant châtier elle-même le parjure. Comme Médée, l’héroïne de Racine met en scène son furor et annonce le scelus nefas du dernier acte. Dans une certaine mesure, Hermione apparaît donc aussi comme un double du metteur en scène.

La quatrième séance, d’une durée de deux heures, sera consacrée au dénouement de Bérénice qui, contrairement aux extraits précédents, semble réunir les deux ethos de l’héroïne, l’éthos royal et l’ethos passionnel, dans un acte de renoncement qui touche au sublime. L’analyse sera guidée par cette citation célèbre de la préface de la pièce, proposant une définition du tragique : « Ce n’est point une nécessité qu’il y ait du sang et des morts dans une tragédie. Il suffit que l’action en soit grande, que les acteurs en soient héroïques, et que tout s’y ressente de cette tristesse majestueuse qui fait tout le plaisir de la tragédie ». Les élèves auront à réfléchir à la façon dont l’extrait étudié illustre cette proposition.

La tirade sur laquelle s’achève la pièce témoigne de la grandeur de l’héroïne tragique, ce qui sera l’objet du premier axe. Contrairement aux scènes précédentes, le moment de la crise est passé et le dilemme entre l’amour et la raison d’Etat a trouvé sa résolution dans la résignation de la reine. Bérénice fait preuve d’héroïsme en acceptant de renoncer à son amour ainsi qu’à la mort qui aurait précipité l’empereur dans le désespoir. La pièce ne s’achève donc pas sur la mort du ou des héros. Pourtant ce dénouement peut s’apparenter à une cérémonie du sacrifice aboutissant à une mort symbolique, comme le laisse présager l’adresse à Antiochus. Le renoncement à tout bonheur à venir (vers 28-29) sera le gage de son amour pour Titus. La grandeur du personnage est proportionnelle à celle du sacrifice et Bérénice se retourne avec douleur sur les cinq années passées (vers 21-22). Sous les apparences d’un sublime maîtrisé, la passion sourd toujours et l’on entend les soupirs de l’héroïne dans le polyptote du vers 11 (« J’aimais, Seigneur, j’aimais : je voulais être aimée ») et dans la récurrence du mot « amour » auquel fait écho la rime « cours » / « toujours » des vers 13 et 14. On retrouve ici « l’effet de sourdine », renforcé par l’allitération en [m] et les assonances en [u] et [ɛ]. En arrière-plan, Rome, toujours désignée de manière métonymique comme instrument du destin, reste menaçante et s’enfle jusqu’aux dimensions de « l’univers » (v.17). Ce mot, repris au vers 34, donne à la fin de la pièce une dimension métatextuelle qu’il s’agira d’analyser dans un deuxième axe.

Bérénice met en scène son propre renoncement et peut apparaître ainsi, à son tour, comme un double du dramaturge, comme en témoigne l’omniprésence de la modalité injonctive : elle impose le silence (« arrêtez », v.1), distribue les rôles et la parole (« A Titus » : « Régnez », v.26 ; « A Antiochus » : « Vivez », « Sur Titus et sur moi réglez votre conduite », « Portez loin de mes yeux vos soupirs et vos fers »). Les cinq derniers vers résonnent comme les adieux d’une actrice à la scène : « Adieu : servons tous trois d’exemples à l’univers/ De l’amour la plus tendre et la plus malheureuse/ Dont il puisse garder l’histoire douloureuse./ Tout est prêt. On m’attend ». Le public appartient en effet à cet univers et la tragédie fige dans la beauté de ses vers un destin douloureux servant d’exemple aux hommes. On rejoint ici la visée morale du théâtre classique et la dimension cathartique de la tragédie devant susciter la terreur et la pitié afin de purger les spectateurs de leurs propres passions. L’influence du jansénisme est perceptible dans toutes les pièces de Racine.

Pour finir, on fera percevoir aux élèves l’originalité de l’esthétique de Racine qui, dans Bérénice parvient à développer en cinq actes ces trois mots de Suétone : « dimisit invitum invitam », [Titus] renvoya [Bérénice] malgré lui, malgré elle. L’action tragique peut ainsi se réduire à une intrigue extrêmement simple dans un cadre dont la rigidité formelle se fait la chambre d’écho formidable de la violence des passions et des tourments du cœur humain.

Au terme de la séquence, on proposera le sujet de dissertation suivant : « Puisqu’après tant d’efforts, ma résistance est vaine,/ Je me livre en aveugle au destin qui m’entraîne ». Dans quelle mesure ces propos d’un personnage d’Andromaque de Racine (Oreste) vous semblent-ils définir le héros tragique ? Vous répondrez en vous appuyant sur les textes étudiés. On attendra des élèves qu’ils réinvestissent leurs connaissances, tout d’abord en montrant le caractère implacable du destin, qu’il apparaisse comme une puissance extérieure, comme dans Britannicus (Néron) ou Bérénice (Rome), ou intérieure, comme dans Andromaque où l’amour est une puissance fatale. Ils pourront ensuite évoquer les souffrances du héros tragique se débattant en vain, dans une lutte perdue d’avance qui traduit à la fois sa grandeur et sa misère.

W.-A. Bouguereau (1825-1905), Les Remords d’Oreste

Au terme de ce parcours, les élèves auront été amenés à prendre conscience de l’ambivalence et de la profondeur de la parole tragique, expression d’une intériorité divisée, déchirée entre des postulations contradictoires. La scène théâtrale, mise en espace de cette parole qui prend corps, devient le lieu privilégié de cette tension entre les mots et le silence, la transparence et l’opacité, la tendresse et le furor… Ils auront pu également découvrir l’esthétique originale d’un auteur souvent présenté comme le modèle de l’idéal classique : Racine a su, en effet, par son génie et la maîtrise de son art, transmuer la violence incantatoire du vers grec en langage poétique et galant en parfaite adéquation avec le goût de son temps. « La principale règle est de plaire et de toucher », écrit-il dans la préface de Bérénice, « toutes les autres ne sont faites que pour parvenir à cette première ». En prolongement, on proposera aux élèves la lecture d’Andromaque[5] en focalisant celle-ci sur le personnage d’Oreste. Cette étude sera l’occasion de faire le lien avec l’histoire des arts en leur proposant, par exemple, l’étude du tableau de William Bouguereau, Oreste poursuivi par les Furies, expression picturale du tragique comme puissance fatale à laquelle le héros ne peut échapper. « Afin d’élargir et de structurer la culture littéraire des élèves » tout en les initiant à la méthode de la question sur corpus, on leur proposera également une lecture comparative d’extraits des Choéphores d’Euripide, des Mouches de Sartre et d’Electre de Giraudoux : le héros tragique, parce qu’il révèle les profondeurs du cœur humain, atteint une dimension universelle qui en fait un mythe adaptable à toutes les époques.

Cécile Boisbieux

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