Aubigné-Les tragiquesHistoire, lyrisme, satire, épopée, l’œuvre d’Agrippa d’Aubigné est considérable et variée, mais son chef d’œuvre est sans nul doute Les Tragiques, long poème en sept livres publié en 1616. Cette œuvre est à la fois un terrible cri de haine et de malédiction contre les catholiques, et un hymne à la gloire de Dieu et des protestants persécutés. La rancœur du poète se traduit par la verve satirique (surtout dans le livre des « Princes »), par l’injure et l’anathème. Mais, plus qu’une satire ou un pamphlet, Les Tragiques sont une véritable épopée, digne, parfois, de rivaliser avec la Divine Comédie de Dante ou le Paradis perdu de Milton. Parti de la terre, le poète s’élève jusqu’au ciel. Le merveilleux chrétien intervient sans cesse : Dieu est partout présent et agissant, un Dieu vivant, personnel et passionné. Les justes sont tentés par Satan, mais Dieu veille sur eux et leur réserve la palme des martyrs. D’autre part, la nature participe à un animisme universel : la terre s’apitoie sur le sort des paysans (ce sera notre extrait), les éléments se révoltent contre les hommes qui les ont souillés par leur cruauté. La France prend vie, c’est une mère que ses enfants déchirent. Ainsi, comme le dira Hugo, « tout vit, tout est plein d’âmes ». Avec un don étonnant de visionnaire, le poète, tout nourri de la Bible, nous rend présentes des scènes que l’imagination a peine à concevoir, la résurrection des morts, le jugement dernier, l’enfer, le ciel… Dans un combat séculaire qui oppose les justes aux méchants, les faibles à la violence, le monde entier se penche, avec son créateur, sur les victimes et les martyrs. Grâce à l’inspiration biblique, d’Aubigné a su conférer aux événements contemporains la valeur de mythes éternels. C’est tout le genre humain qu’il appelle à comparaître devant le tribunal de Dieu. Ainsi, par delà la polémique, la partialité et la haine, son œuvre atteint à la grandeur d’une épopée morale et mystique.

Voici un extrait du livre I, « Misères », où Agrippa d’Aubigné célèbre les paysans que la Terre accueille comme ses enfants lorsque, persécutés par les soldats, ils cherchent un refuge.

Ce ne sont pas les Grands, mais les simples paisans,
Que la terre conoit pour enfans complaisans.
La terre n’aime pas le sang ni les ordures :
Il ne sort des tyrans et de leurs mains impures
Qu’ordures ni que sang ; les aimez laboureurs
Ouvragent son beau sein de si belles couleurs,
Font courir les ruisseaux dedans les verdes prees
Par les sauvages fleurs en esmail diaprees ;
Ou par ordre et compas les jardins azurez
Monstrent au ciel riant leurs carreaux mesurez ;
Les parterres tondus et les droites allees
Des droicturieres mains au cordeau sont reglees ;
Ils sont peintres, brodeurs, et puis leurs grands tappis
Noircissent de raisins et jaunissent d’espics.
Les ombreuses forests leur demeurent plus franches,
Esventent leurs sueurs et les couvrent de branches.
La terre semble donc, pleurante de souci,
Consoler les petits en leur disant ainsi :
« Enfans de ma douleur, du haut ciel l’ire esmeuë
Pour me vouloir tuer premierement vous tuë.
Vous languissez, et lors le plus doux de mon bien
Va saoulant de plaisirs ceux qui ne vallent rien.
Or attendant le temps que le ciel se retire
Ou que le Dieu du Ciel destourne ailleurs son ire
Pour vous faire gouster de ses douceurs apres,
Cachez-vous sous ma robbe en mes noires forests ;
Et, au fond du malheur, que chacun de vous entre,
Par deux fois mes enfans, dans l’obscur de mon ventre.
Les faineants ingrats font brusler vos labeurs,
Vos seins sentent la faim et vos fronts les sueurs :
Je mets de la douceur aux ameres racines,
Car elles vous seront viande et medecines ;
Et je retirerai mes benedictions
De ceux qui vont sucçans le sang des nations :
Tout pour eux soit amer, qu’ils sortent exécrables
Du lict sans reposer, allouvis de leurs tables ! »

Agrippa d’Aubigné (1552-1630), Les Tragiques, I, « Misères », v.275-310, 1616.

Caractérisation et structure : Ce passage forme un diptyque où le poète nous donne d’abord à voir la terre harmonieusement ouvragée par les « aimés laboureurs », ses « enfants complaisants » (vers 275 à 290 = véritable « tableau »), puis à entendre la voix, le sanglot de cette Terre mère compatissant au sort malheureux de ses « petits » (introduction du discours aux vers 291-292, puis prosopopée de la Terre aux vers 293 à 310). Cette prosopopée peut paraître étrange dans ce livre I présenté par l’auteur, dans son avis « aux lecteurs », comme « un tableau piteux du Royaume en général, d’un style bas et tragique, n’excédant que fort peu les lois de la narration. » (Pour rappel : la narration, dans la rhétorique judiciaire, est la description des faits devant le tribunal). Dramatisation de la parole (tirade « tragique) : cf. « style bas et tragique » de « Misères » dû au fait que le tragique est « descendu » parmi le peuple. Ce ne sont plus les grands mais les paysans qui sont des personnages tragiques.

Problématique: En quoi ce passage permet-il à d’Aubigné de redéfinir le statut de la fiction et de la poésie ?

1. Tableau des travaux agricoles : rapport des hommes à la nature (vers 275 à 290).

v.275-276 : construction emphatique (présentatif « ce ne sont pas ») qui met en relief la préférence de la terre pour les humbles, les paysans (« simples paisans »). Importance renforcée par la place du mot à la rime, « les grands » devant se contenter de la fin du premier hémistiche. « Paisans » (ancienne orthographe qui influence la prononciation : deux syllabes au lieu de trois aujourd’hui avec la semi-consonne « y ») : assonance en [an] qui associe le mot à « enfants » et « complaisants », les « grands » étant écartés de cette association par la forme négative (« ce ne sont pas les grands »). « Connaît » = « reconnaît ». Mythe antique de la terre-mère (Gaïa). Allégorie de la Mère nature. Ce passage s’inscrit dans la suite d’allégories maternelles de la  France, nombreuses dans Les Tragiques (« Je veux peindre la France une mère affligée,/ Qui est entre ses bras de deux enfants chargée », v.97-98). L’inscription dans cette suite peut d’ailleurs amener à faire un lien entre les paysans et les protestants.

Présent gnomique (vérité générale) + harmonie du rythme binaire et de l’assonance en [an] donnent au début de ce passage la tonalité non seulement d’un constat mais d’une sentence morale, effet renforcé par les trois vers suivants :

v.277- premier hémistiche du vers 279 : explication de la sentence : la personnification de la terre-mère se poursuit : si celle-ci préfère les paysans, c’est parce que les « grands » font couler le « sang » et que la violence est contre-nature : à « connaît » et « complaisants » (v.276) s’oppose au vers 277 une nouvelle tournure négative « n’aime pas » qui vient renforcer celle du premier vers. Les deux-points à la fin du vers 277 introduisent une opposition : « grands » ne rime pas avec « enfants » mais avec « tyrans » et « sang ». La négation restrictive, l’enjambement à la fin du vers 278 et la reprise en chiasme des termes du vers 277 expriment le lien indéfectible entre les tyrans et la violence. « Ordures », « impures » sont des termes virulents qui riment ensemble et qui dénoncent les ravages des puissants qui sèment la guerre et le chaos (il ne sort… de leurs mains impures…). Ces mots préparent le contraste saisissant avec le tableau des « aimés laboureurs ».

A partir du second hémistiche du vers 279, d’Aubigné semble marquer un temps d’arrêt dans le propos polémique. Ce passage est en effet empreint de lyrisme et d’une tonalité évangélique : « Les aimés laboureurs » (opposition avec « La terre n’aime pas » du vers 277). Cf. Bible dans laquelle l’image du laboureur est un symbole de patience et de foi en Dieu. Le laboureur doit travailler avant de récolter les fruits.

En outre, le poète lyrique du Printemps, disciple et admirateur de Ronsard, laisse ici paraître son amour pour la beauté de la nature cultivée (ce qui s’oppose à la violence des tyrans, qui, eux, saccagent la terre, comme il le sera de nouveau évoqué au vers 303). Vers 280 : le polyptote « beau », « belles » s’oppose au sang et aux ordures des vers précédents.

Les vers 279 à 290 condensent le rapport de l’homme à la nature tel que l’a voulu la Renaissance et tel que le voudra l’idéal classique : Les isotopies de la nature (ruisseaux, prées, fleurs, ciel, raisins, épis, ombreuses forêts, branches) et de l’artifice (ouvragent, émail, ordre, compas, carreaux mesurés, parterres tondus, droites allées, cordeau, réglées, peintres, brodeurs, tapis) se rassemblant dans l’image des « jardins », nature façonnée par l’homme (nature devenue « campagne »), à l’opposé des « forêts », nature restée à l’état sauvage : « jardins », « parterres », « allées » renvoient à une nature artificielle.

Les paysans composent un jardin à la française, géométrique, ordre auquel on peut donner, comme nous allons le voir, plusieurs significations qui finissent par se rejoindre dans une même célébration de la beauté et de l’harmonie:

Par leur travail, les paysans donnent forme à la terre, transformant la nature en œuvre d’art :

  • Couleurs: « belles couleurs », « verdes prées », « fleurs en émail diaprées » [diapré = qui chatoie, scintille, par un jeu de couleurs vives et variées ou par un jeu de lumières ; en héraldique (art du blason, des armoiries) : dont les émaux sont couverts d’arabesques décoratives, de dessins de diverses couleurs imitant les incrustations d’un objet damasquiné], « azurés », « noircissent », « jaunissent ».
  • Formes: Alliance de lignes droites (« ordre et compas », « carreaux », « parterres tondus et droites allées », « droiturières mains », « cordeau », « réglées ») et de courbes : « sein », « font courir les ruisseaux » : les ruisseaux sont comme les arabesques décoratives sur un tableau ou un large tapis. Symboliquement, association du masculin (lignes droites) et du féminin (lignes courbes).

Impression à la fois d’ordre, de mesure et de gaieté. « Ici, tout n’est qu’ordre et beauté… » Parfaite harmonie restituée par les vers monorimes en [é] (v.281-286), le rythme binaire de la plupart des vers et l’euphonie qui résulte des allitérations (notamment en [r]) et des assonances ([i], [a], [é]).

Cette harmonie n’est pas sans suggérer l’image du jardin d’Eden, mais un Eden décrit du point de vue d’un poète. Dans ce tableau des travaux agricoles, d’Aubigné assimile la nature à un parterre tiré au cordeau. Il l’imagine comme un jardin à l’italienne ou à la française, dans lequel la stricte géométrie régit la variété naturelle des cultures. Ce qui lui paraît digne d’admiration dans cette campagne pacifique et ordonnée, c’est, au rebours de la nature à l’état sauvage que prôneront les romantiques, le triomphe de l’art et de l’artifice partout présents. D’où les comparaisons du paysan-jardinier avec l’émailleur (282), le peintre ou le brodeur (287). Cette conception du paysage « artificiel » où la nature imite l’art (et non l’inverse), se retrouve dans l’Eden de Du Bartas […] : on y voit Adam s’ébattre « au long des plaisantes allées / D’un parterre où Nature a, prodigue, estallées / Ses plus riches beautés : et dont chaque parquet / Bien comparty, ressemble à un bigarré bouquet. » (La Seconde semaine, 1584).

Ce passage est polysémique :

  • Sens politique: l’ordre s’oppose au chaos des guerres de religion (sang et ordures). Paysans assimilés aussi aux protestants (même si le poète compatit au malheur de tous les humbles, victimes de la tyrannie des princes et de la barbarie des soldats).
  • Le sens politique rejoint alors le sens moral: le sang et les ordures sont nés des « mains impures » des tyrans auxquelles s’opposent au vers 286 les « droiturières mains » des paysans qui ouvragent et alignent le jardin. A noter le polyptote « droites » / « droiturières » qui crée un lien entre la forme et la morale, et la synecdoque qui renvoie à l’étymologie donnée au mot latin rex (roi) : « recte agere » (agir droitement). Par un renversement terrible, ceux qui dirigent le pays et devraient pour cela « agir droitement » sont des tyrans violents et corrompus, assoiffés de sang, tels des loups, comme le montrera encore le choix du participe passé « allouvis » dans le dernier vers.
  • Au-delà du politique et du moral, c’est toute la place de l’homme dans la création qui est ici justifiée : cf. Physique d’Aristote : « la technique [au sens d’œuvre humaine, d’art] imite et accomplit la nature. » Le paysan parachève la nature en la mettant en forme: il révèle sa beauté et l’ordre vers lequel elle tend, qu’elle porte en elle, comme le bloc de marbre contient la statue pour Michel-Ange (« Chaque bloc de marbre renferme une statue et c’est le rôle du sculpteur de la découvrir ») : l’ordre et la beauté restent latents tant que le ciseau du sculpteur ne l’a pas dégagé. Paysans = artisans et artistes. Métaphores du vers 287 : « Ils sont peintres, brodeurs », images qui synthétisent les vers précédents et introduisent celle des « grands tapis » que sont les champs (v.282). Même les forêts, pourtant symboles de l’état sauvage, semblent paisibles et protectrices puisque, personnifiées comme la terre, elles soulagent les paysans de leur peine et leur offrent un abri protecteur (v.290) (jeu sur le mot « demeurent »/ « demeures » ?)
  • Parce que les paysans sont des artistes, ce passage prend une dimension métapoétique: comme le paysan, le poète est le « peintre de la nature » (cf. Horace : « Ut pictura poesis », in L’Art poétique). C’est lui qui, par le biais des métaphores, de l’hypotypose et du travail opéré sur le langage, c’est lui qui, par son art, recrée la beauté de la nature et nous la donne à voir.
  • Enfin, comme toujours chez d’Aubigné, ce passage prend aussi une signification religieuse: les raisins et les épis du vers 288 représentent métonymiquement la nourriture, certes (la terre est fertilisée par le travail des paysans), mais, parce qu’ils sont aussi des métonymies du pain et du vin, ils représentent la communion avec le Christ : L’homme est médiateur entre la nature qu’il parfait et le divin vers lequel il la tourne. On trouve également un écho de la Genèse dans l’évocation des « sueurs », signe du travail de l’homme : « C’est à la sueur de ton visage que tu mangeras du pain, jusqu’à ce que tu retournes dans la terre, d’où tu as été pris; car tu es poussière, et tu retourneras dans la poussière. » Expression : gagner son pain à la sueur de son front.

Ce sens religieux explique la présence de la fiction qui va composer le deuxième mouvement du texte (fiction qui peut surprendre parmi les « narrations » de « Misères ») : la prosopopée de la terre a en effet des accents bibliques (mais aussi tragiques, comme nous allons le voir).

2. Prosopopée de la Terre

Cette prosopopée est introduite par deux vers (291-292) où la terre-mère redevient sujet des verbes. Le lecteur s’apprête à entendre « le sanglot de la terre » (pour reprendre le titre d’un recueil de Jules Laforgue, antérieur aux Complaintes). Le ton devient pathétique : « pleurante de souci », « consoler », apostrophe sur laquelle s’ouvre le discours, au vers 293 : « Enfants de ma douleur » (= vous que j’ai enfantés dans la douleur. Le sort de la nature est lié à celui des paysans, comme le souligne le polyptote du vers 294 : « tuer / tue ». D’emblée, la menace de la colère divine (« l’ire du ciel ») confère des accents tragiques à la plainte de la Terre.

v.294-297 : La Nature et la Justice se confondent : la terre s’indigne et souffre de voir ses meilleurs fruits (« le plus doux de mon bien ») revenir aux plus méchants. L’opposition entre « vous languissez » et « va soûlant de plaisir » est la traduction du sentiment profond de l’injustice devant ce que le sort accorde à ceux qui le méritent le moins, à ces « grands », ces « tyrans » qui ne sèment que le sang et les ordures, et qui récoltent pourtant le vin et le pain qu’a produits le travail des « aimés laboureurs ». Au vers 296, l’assonance en [a] et les allitérations en [v] et [l]  (« Va soûlant de plaisir ceux qui ne valent rien ») rendent sensibles la gloutonnerie et l’ivresse de ceux qui « avalent » tout (d’un côté, « ceux qui ne valent rien », de l’autre ceux qui « n’avalent rien » et qui languissent… A noter la coupe après « vous languissez » (v.295), qui isole le syntagme et le met ainsi en relief : allusion aux famines, encore plus nombreuses en temps de guerre.

v.297-302: Face à cette injustice, pour protéger ses enfants qui dépérissent, la Terre nourricière propose de leur offrir un abri sûr dans ses profondeurs en « attendant que le ciel se retire » (v. 297), c’est-à-dire « que le ciel se découvre, que l’orage s’éloigne ». Dans l’attente du paradis promis (v.299), la terre recommande aux paysans (impératif « Cachez-vous ») de se cacher dans « ses noires forêts ». La personnification est à l’œuvre aux vers 300-302 (« robe », apostrophe « mes enfants », « ventre »).

v.301: « au fond du malheur » = situation tragique des paysans.

v.302: « par deux fois mes enfants ». Utilisation paradoxale du mythe de la terre-mère. La terre porte deux fois les paysans à l’intérieur de son ventre : avant leur naissance et, lors du danger, en leur ouvrant ses cavernes. Cf. anecdote rapportée par Pline l’Ancien dans son Histoire naturelle (VII, 3), anecdote bien connue au XVIe siècle et illustrant ce thème de la naissance inverse, liée aux horreurs de la guerre : lors de la prise et du saccage de Sagonte (commune d’Espagne) par Hannibal, « un enfant estant sorti du ventre de sa mère, s’en retourna incontinent dedans ». Dans le contexte de « Misères », ce retour au ventre nourricier annonce, sur un mode moins dramatique ou scandaleux, l’épisode de cannibalisme maternel des vers 495 à 542, qui sera présenté explicitement comme une inversion du processus naturel de l’enfantement (voir notamment vers 523-526 : « Rends misérable, rends le corps que je t’ai fait ;/ Ton sang retournera où tu as pris le lait,/ Au sein qui t’allaitait rentre contre nature ;/ Ce sein qui t’a nourri sera ta sépulture. » La guerre est contre-nature. C’est le Monde à l’envers (esthétique baroque).

Les sonorités s’assourdissent : assonances en [an] et [on] + allitération en [f].

v.303-304: Complainte de la Terre qui ne peut nourrir ses enfants et voit les tyrans et les soldats saccager ce qui avait été harmonieusement « ouvragé » (cf. 1er mouvement) // « Les fainéants ingrats font brûler vos labeurs » (v.303) : on retrouve ici l’image des tyrans semant le sang et les ordures de leurs mains impures. De même, les termes « seins » et « sueurs » du premier mouvement, sont repris mais avec une inversion du positif en négatif: « sein » n’est plus associé à la beauté de la campagne cultivée comme au vers 280, mais rime désormais avec « faim » (v.304), tandis que les « sueurs » ne sont plus éventées mais aggravées par le saccage des champs.

v.305-310 : Solutions envisagées par la Terre pour réparer l’injustice : l’antithèse « douceur »/ « amères » décrit une action bienfaisante : nourrir et soigner avec ses produits les plus modestes (rime « racines/ médecines »). A l’inverse, la malédiction s’abat sur les tyrans. v.307-308 : « Et je retirerai mes bénédictions de ceux qui vont suçant le sang des nations ». Il s’agit là d’une imitation d’expressions bibliques (Ezéchiel, Esaïe) auxquelles est associée l’image des loups (métaphore des tyrans) qui sucent le sang des brebis et ne laissent qu’un troupeau de morts (cf. vers 601-604). L’Allitération en [s] dans la périphrase désignant les tyrans fait entendre le sifflement du mal. v.310 : allouvis = affamés (contraire d’assouvis…) comme des loups, ou plutôt « que leur faim a rendu semblables à des loups » : cas de lycanthropie en un sens à peine métaphorique (cf. 353 : « diète allouvie » du soldat ; 466 : « les mâtins allouvis sont devenus sauvages ; 617 : « France, […] Si en louve tu peux  dévorer la viande,/ Ton chef mange tes bras » ;  + « Jugement », 314-316 : « Les maris forcenés lanceront affamés / les regards allouvis sur les femmes aimées,/ Et les déchireront de leurs dents affamées ».

Remarques en lien avec notre réflexion sur le recours à la fiction dans Les Tragiques :

Le caractère imaginaire, fictif de cette prosopopée est d’autant plus marqué qu’il est parfaitement contradictoire avec tout le contexte : en effet, les paysans sont dans les forêts comme sous la robe, au ventre de leur mère, les amères racines se font pour eux douceur, le « fond du malheur » devient bénédictions

Pourtant, quelques vers avant notre extrait (272) et quelques vers plus loin (315), se réfugier dans la forêt, lieu des bêtes sauvages, et manger des racines sont des signes d’ensauvagement : « L’homme n’est plus un homme » (312).

Alors, pourquoi ici cette transfiguration paradoxale, voire incompréhensible, de la dénaturation en bénédiction ? Un indice se trouve dans l’apostrophe initiale « Enfants de ma douleur ». Cet hébraïsme est ici une marque intertextuelle qui signale une citation : Genèse 35, 18. Rachel souffre terriblement pendant l’accouchement et nomme d’abord l’enfant à naître Ben-oni (traduit de l’hébreu par « Fils de ma douleur »). Elle mourra peu de temps après des suites de cette naissance (« Pour me vouloir tuer premièrement vous tue », v.294). Lorsque Rachel a enfin mis son enfant au monde, Jacob nomme Benjamin l’enfant en qui la tradition voit une préfiguration du Christ. Ainsi, le nom de douleur et mort (Ben-oni) devient promesse du salut, tout comme les paysans dénaturés de d’Aubigné s’avèrent bénis : « La citation inscrit dans le texte le modèle scripturaire qui autorise le renversement, une espérance « contre toute espérance ». Car tout le passage est déjà, « au fond du malheur », l’annonce d’un salut » (cf. J.-R. Fanlo Tracés, ruptures, la composition instable des Tragiques, 1990). La Terre parle aux paysans comme parle le Seigneur dans le message d’espoir de la fin du livre d’Isaïe : « Comme s’il y avait quelqu’un que la mère consolât, ainsi vous consolerai-je. » (66, 13). Cf. verbe « consoler » du vers 292. Ainsi, comme la foi, qui est espérance, représentation des choses qu’on espère, la fiction est capable de voir au « fond du malheur » la préfiguration de la justice divine. C’est donc dans son invraisemblance même qu’elle est significative.

Conclusion :

De même que d’Aubigné redéfinit la fureur qu’il associe à un enthousiasme saint et à une colère prophétique, de même il redéfinit la fiction : Ronsard l’associait au vraisemblable, reprenant la distinction qu’établit la Poétique d’Aristote entre l’historien (le chroniqueur) et le poète. Le premier dit le vrai, ce qui a eu lieu ; le second le vraisemblable, ce qui peut avoir lieu. C’est pourquoi Aristote considère la poésie comme plus philosophique que l’histoire, puisqu’elle connaît les règles constitutives du réel, le « général », tandis que l’histoire ne fait qu’enregistrer empiriquement les faits. « Agrippa d’Aubigné ignore cette vraisemblance de la fiction : elle est essentielle à ses yeux parce qu’elle représente non ce qui est ou ce qui peut être, comme le veut Aristote, mais ce que la foi espère, parfois contre toute évidence. La fiction est acte de foi. » (Fanlo). Tout cela a une dernière conséquence : la poésie, si elle est cri de colère et acte de foi, doit s’écrire en nom propre. Une conscience doit en répondre. De là l’importance de la première personne, des traits biographiques, qu’ils soient exacts ou plus ou moins affabulés (Préface, palinodie de « Misères », souvenir de Montmoreau, fin de « Princes »…).

  • Prolongement :

A juste titre, la critique a beaucoup insisté sur « la contrainte du vrai » dans Les Tragiques (cf. Lestringant, Lire les Tragiques). Mais il faut insister tout autant sur l’omniprésence des personnifications, allégories (NB : distinction entre les deux = pertinente d’un point de vue théorique mais pas d’un point de vue historique), devises, emblèmes. « Misères » s’ouvre comme on l’a vu sur une série d’allégories, très nombreuses également dans « Princes », qu’il s’agisse des apparitions de Fortune et de Vertu à la fin du livre, ou de la représentation de la société en montagne (II, 367-390), allégorie qui mêle un psaume (68, 16-17 : « Pourquoi, montagnes aux cimes nombreuses, avez-vous de l’envie Contre la montagne que Dieu a voulue pour résidence ? L’Eternel n’en fera pas moins sa demeure à perpétuité. / Les chars de l’Eternel se comptent par vingt mille, Par milliers et par milliers ; Le Seigneur est au milieu d’eux, le Sinaï est dans le sanctuaire ») et la description de l’île d’Armide dans la Jérusalem délivrée du Tasse [poème épique écrit en 1581 en italien par le Tasse, retraçant un récit largement de fiction de la première Croisade, au cours de laquelle les chevaliers chrétiens menés par Godefroy de Bouillon, combattent les Musulmans) afin de lever le Siège de Jérusalem en 1099. Le poème est composé de stances de huit vers, groupées en vingt chants de longueur variable. La magicienne Armide essaie de tuer le plus grand des chevaliers chrétiens Renaud (son nom apparaît dans l’Orlando furioso (III, 30) de l’Arioste ; il est le fils de Berthold et fut le fondateur de la maison d’Este), mais elle tombe amoureuse de lui et l’amène dans une île magique où il a la tête tournée par ses caresses et devient paresseux. Deux chevaliers chrétiens cherchent la forteresse cachée, bravent les dangers qui la gardent et, en donnant à Rinaldo un miroir de diamant, l’obligent à se voir dans son état efféminé et amoureux et à retourner à la guerre, laissant Armide le cœur brisé. Armide est affligée par cette perte et désire mourir, mais comme c’est une magicienne, elle est immortelle] : la fiction épique rencontre le texte saint.

D’Aubigné fait un recours massif à cette figure, comme c’est le cas de tous les écrivains à son époque (cf. Cesare Ripa, Iconologia, 1593). Cependant Les Tragiques présentent une singularité : si traditionnellement, l’allégorie appartient à un univers intellectuel et représente les idées abstraites en les analysant, dans Les Tragiques, au contraire, les allégories sont instables et se rapprochent des « choses vues » : Melpomène, personnification de l’inspiration tragique, sort des charniers ; inversement, les « choses vues » de Montmoreau (« J’ai vu le reître noir… ») deviennent allégorie, la mère mourante « de la France qui meurt fut un autre portrait » (I, 424). A la fin de « Princes », l’apparition de Fortune reprend une image allégorique très connue, mais en même temps, sa brusquerie, son érotisme suggèrent pour le lecteur moderne une image œdipienne (Fortune = une autre image de la mère) ; en même temps encore, Fortune est vêtue comme une courtisane de cette cour dont le poète dénonce les vices. Si elle apparaît d’ailleurs, c’est parce que l’image de l’enfant a été « des visions du jour par idée infecté » (II, 1178). L’imagination du jeune homme a été souillée par ce qu’il a vu la veille, et les impressions du jour se sont organisées en songe séducteur. Par l’idée, l’image mentale, le vice ou le diable corrompent l’imagination, cette partie de l’âme faillible, ce lieu de « fantasmes ». Ainsi, à la fin de « Princes », Fortune, qui est à la fois allégorique et fantasmatique, procède aussi de la réalité extérieure. Toutes les représentations se jouent sur une scène intellectuelle, une scène intérieure, et sur la scène du monde. La réalité est langage, le langage est pensée et hallucination. De sorte que toute catégorie intellectuelle contient aussi une intensité, une terreur ; et réciproquement, toute chose vue est susceptible de devenir allégorie (f. « Le Cygne » de Baudelaire : « Tout pour moi devient allégorie »). Le poème oscille constamment entre le choc et le sens, entre des apparitions subies, imaginaire ou censément vraies (Rome, la vérité exilée, la captive Eglise, la mère agonisante de Montmoreau, Fortune et Vertu…) et des élaborations, des modélisations intellectuelles.

Cécile Boisbieux

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